Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/509

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’armée pour rappeler son empereur, tout préparé d’avance pour le recevoir, les troupes seules pour lui, les populations stupéfaites et terrifiées leur livrant passage, la soldatesque menaçante dominant partout par le sabre et la baïonnette, lui revenant en fureur, et n’ayant dans le cœur que projets de conquêtes, de destruction et de vengeance ; toutes les promesses qu’il faisait illusoires, la paix impossible avec lui, ses partisans peu nombreux en France, ceux des Bourbons formant le plus grand nombre et prêts à agir : telle était l’idée qu’il s’était faite de notre position. Je tâchai de lui en donner une plus juste, en lui peignant les choses telles qu’elles avaient été, telles qu’elles étaient, ou du moins qu’elles me paraissaient être au moment où j’avais quitté Paris.

Revenus à Zurich, nous en parlâmes encore le lendemain au de jeuner, que nous faisions toujours ensemble dans son appartement. Il n’était pas entièrement persuadé sur tous les points ; il croyait surtout que, soit que je me trompasse ou non sur tels ou tels articles, il n’y avait point de remède, et que nous n’avions plus, comme il le disait, qu’à faire ce qu’on exigerait de nous ou à nous bien tenir. Cependant il m’engagea à mettre par écrit tout ce que je lui avais dit sur nos affaires. On ne risquait jamais rien avec l’empereur Alexandre en cherchant à lui faire connaître la vérité, et l’on aurait à se reprocher d’avoir négligé le peu de moyens qui pouvaient rester encore de prévenir des désastres tels que ceux dont nous étions menacés. Je rédigeai en conséquence à la hâte un mémoire divisé en trois séries de questions et de réponses : on verra qu’il m’a coûté cher d’en avoir gardé le brouillon.

Ce travail achevé le jour même, copié le lendemain et remis à M. de Laharpe, je ne m’occupai plus que des préparatifs de mon départ. Mes amis pensèrent que, dans les circonstances où nous étions, mon vieux passeport français, quoique visé par les autorités zurichoises, ne suffirait pas, et qu’il fallait en prendre un de ces autorités mêmes. Sur la demande de M. de Laharpe, le conseiller d’état Lavater, magistrat chargé de la police, m’en expédia un dans toutes les formes pour retourner par Bâle en France. Il était temps d’y rentrer. Les hostilités étaient annoncées comme prochaines, les communications venaient même d’être interrompues, et l’on parlait publiquement de l’arrivée d’une colonne autrichienne, dont les cantons, quoique toujours se disant neutres, étaient forcés de permettre le passage. Le général autrichien baron de Steigenteisch était à Zurich pour cet objet. C’était un homme aimable, instruit, aimant les lettres, et même un poète dramatique dont les comédies, qu’on dit fort gaies, ont été publiées en deux volumes. Il vint faire visite à M. de Laharpe, qu’il avait beaucoup vu à Vienne. J’étais là, et mon