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prêter à une équivoque. Un bois flottant, animé de vitesse et pourvu d’artillerie, est un instrument offensif autant que défensif ; le service est le même : il n’y a de différence que dans le degré de puissance. La flotte du canal par exemple, que l’amirauté semble affecter à la préservation des côtes et des arsenaux anglais, ne pourrait-elle pas, à un jour donné, bloquer et menacer nos arsenaux et nos côtes ? Peu importe la destination du moment ; les destinations changent : ce qui est à considérer, c’est moins l’emploi que la valeur intrinsèque des choses. Dire que l’on n’arme que pour sa défense, c’est montrer une bonne intention qui manque de garanties. Aussi ne faut-il prendre ces déclarations que pour ce qu’elles valent et écarter résolument tout ce qui ressemble à des fictions.

À ce titre, il est bon de ramener encore une fois au vrai la situation des deux flottes. Nous l’avons fait l’année dernière[1] ; nous revenons à ce grave sujet avec des documens nouveaux. Dans la session qui vient de finir, le gouvernement anglais s’est étudié à entretenir dans les esprits une certaine alarme, en vue d’un plan de défense auquel de sang-froid le parlement eût difficilement consenti. Il s’agissait d’armer les côtes et de prouver que 300 millions consacrés à cette défense fixe n’étaient pas un sacrifice trop lourd pour un pays qui, en moins de cinq ans, a dépensé près de 600 millions pour ses défenses flottantes. La tâche était rude ; le premier ministre ne s’y est pas épargné. Il a peint à grands traits, dans un tableau de fantaisie, les risques possibles, montré Londres menacé, les ports militaires réduits, le territoire entier à la merci d’une surprise ; il a signalé les armemens de la France comme disproportionnés et prenant de plus en plus le caractère d’un défi et d’une menace. S’appuyant du rapport d’une commission d’enquête, il a adjuré la chambre d’en adopter les conclusions. En vain quelques membres ont-ils objecté que ce rapport n’était qu’un document incohérent, que les commissaires y abondaient tous dans le sens de leur arme, l’artilleur conseillant des batteries à terre, le marin des batteries en rade, l’ingénieur des camps retranchés, l’officier d’infanterie une augmentation des troupes de ligne : le premier ministre n’en a pas moins conduit sa majorité, à travers les trois lectures, au but qu’il s’était proposé d’atteindre. Avec son habileté ordinaire et un talent qui semblait rajeuni, il a éludé les difficultés, opposé ironie à ironie, mêlé le vrai et le faux dans une juste mesure, flatté les passions, fait un appel aux intérêts, sacrifié même à un mauvais sentiment en outrant des craintes qu’au fond il devait regarder comme chimériques. Il fallait réussir, il a réussi : les millions ont été votés.

  1. Des Deux grandes Puissances Maritimes, Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1859.