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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/647

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mêmes une armée plus nombreuse que celle qui avait fait défection, et qui était détruite par les nouvelles levées. De même, en ce moment où nous envahissons la Chine, nous avons formé en Chine, avec une rapidité qui tient du miracle, un corps de plusieurs milliers de Chinois pour remplir à la suite de l’expédition l’office de corps du train des équipages. Nous en avons eu des milliers, nous en aurons des millions, quand nous voudrons les payer, et pas un seul des individus que nous emploierons ne se fera le plus léger scrupule de servir contre ce que nous appelons sa patrie, mot vide de sens pour lui. En revanche, il n’en est pas un seul non plus qui ne se regarde comme très supérieur, par cela seul qu’il est un des fils de Han, à ceux qui restent toujours à ses yeux des barbares et des fan-kweï, quelle que soit la valeur physique, intellectuelle ou morale qu’il veuille bien leur reconnaître. Et à son tour il sera toujours considéré par les Mandchoux comme un être inférieur, bien que l’insurrection de la vieille race chinoise semble être sur le point de renverser l’empire des Mandchoux. Les Mandchoux, qui ont été cependant de grands politiques, ont-ils jamais fait un effort pour s’associer les Chinois, pour fonder entre les Chinois, les Mongols et eux-mêmes quelque chose qui ressemblât à ce que nous entendrions par une patrie commune ? L’Asiatique défend son village, sa tribu, sa race, sa religion ; mais il n’a pas de patrie.

N’ayant pas le sentiment de la patrie, l’Asiatique n’a pas non plus la notion de l’état ; ce sont deux choses corrélatives, et qui se supposent mutuellement. Peut-être l’idée de l’état pourrait-elle conduire à celle de patrie, lorsqu’après de longues années de bonne administration et d’exacte justice, les sujets auraient fini par comprendre qu’ils font chacun partie intégrante d’un tout auquel ils doivent fidélité et dévouement en retour du bien qu’ils en retirent, eux et leurs familles. Dans cette hypothèse, il resterait cependant à voir comment on s’y prendrait pour concilier les haines de races et de religions. L’impossibilité d’y réussir suffirait seule sans doute pour éloigner encore le résultat final ; admettons néanmoins qu’il soit possible de surmonter ce gros obstacle : ce que l’on ne peut accorder, c’est qu’il soit possible d’obtenir des Asiatiques, quels qu’ils soient, musulmans ou chrétiens, Chinois ou Indiens, quelque chose qui, sauf les accidens, corresponde à ce que nous comprenons par une administration intelligente et régulière.

Ce n’est pas qu’il ne puisse se produire de temps à autre chez les Asiatiques, on l’a vu dans leur histoire, quelque souverain à l’âme magnanime qui, animé du sentiment de la justice, parviendrait à opérer dans son empire de grandes et salutaires réformes. Ce grand homme ne serait cependant toujours qu’un accident, comme on l’a