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spirituel panégyriste de Jefferson a cru cependant devoir, dans l’intérêt de son héros, révoquer en doute la possibilité du fait, tant ce petit acte d’indépendance paraît aujourd’hui, de l’autre côté de l’Océan, attentatoire à la majesté du peuple souverain. Plutôt que d’avoir à multiplier de telles exécutions, Jefferson fuyait de temps en temps Monticello, et allait s’abriter à Poplar-Forest, domaine plus retiré où il s’était construit une maison pour pouvoir échapper pendant quelques mois de l’année à la nécessité de donner sa personne en spectacle aux indifférens et sa fortune en pâture aux commensaux trop nombreux que lui valait sa gloire. « Si Dieu me prête vie, disait-il un jour tristement à son petit-fils, M. Thomas Jefferson Randolph, je réduirai ma famille à la mendicité ; mes hôtes dévoreront mon patrimoine. » Et en effet il avait quelquefois à héberger simultanément jusqu’à cinquante personnes, presque toutes très friandes de ses vins d’Europe et de sa cuisine à la française, le seul luxe qu’il se permît, luxe très rare d’ailleurs à cette époque aux États-Unis, et dont les adversaires du grand gallomane avaient même fait un sujet de reproche et de plaisanterie. « Il n’y a pas à compter, disait Patrick Henry du ton le plus pénétré, sur les gens qui abjurent leur manger natal. »

Jefferson était bien loin cependant de s’être tout à fait affranchi des manières de sa race. Il avait conservé une certaine réserve un peu raide dans l’accueil, qui trompait à première vue sur son humeur ; mais il se détendait et s’animait vite, et au bout de quelques instans d’entretien, il avait dans la conversation le plus aimable abandon. Ses amis politiques lui reprochaient même d’être un peu trop communicatif et de se livrer souvent à la discrétion d’interlocuteurs peu dignes de cette confiance. La moindre parole d’assentiment excitait sa sympathie et échauffait son esprit ; la contradiction au contraire le refroidissait. Jefferson n’aimait pas la polémique ; il s’était fait toute sa vie une règle de politique, et aussi de politesse, d’éviter dans le monde toute discussion directe, se croyant plus propre à agir par voie d’influence que par voie d’argumentation, et craignant beaucoup, pour lui-même comme pour les autres, les petits froissemens qui naissent de la controverse. Aussi établissait-il en principe « qu’un homme de bonne compagnie ne doit jamais contredire personne. » — « Voilà, écrivait-il à son petit-fils, M. Thomas Jefferson Randolph, la règle de conduite qui avait fait du docteur Franklin l’homme le plus aimable de son temps. Il ne donnait son avis qu’en posant des questions, comme pour s’instruire, ou en suggérant des doutes. Quand j’entends une autre personne exprimer une opinion qui n’est pas la mienne, je me dis qu’elle a droit à son opinion comme moi à la mienne. Et pourquoi mettrais-je son idée en question ?