Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/922

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’ayant laissé à la station de Farnborough, je franchis à pied la distance qui sépare le chemin de fer du village. Un vent d’ouest soufflait sur une noire bruyère qui s’étend à perte de vue, et soulevait par momens d’épais nuages de poussière dont j’étais aveuglé, car la route s’avance au milieu du désert qui désole cette partie du Berkshire. J’en étais réduit à bénir les gouttes de pluie qui ne tardèrent point à abattre la poussière et à confondre en quelque sorte le ciel bas et ténébreux avec la couleur générale de ces plaines brunes, tristes et mouvantes. Le village ou la ville d’Aldershott, qui a poussé comme un champignon dans le voisinage du camp, ne manque point de caractère. À peine si quelques morceaux de terre stérile et pelée attestent encore ça et là ce qu’était, il y a une dizaine d’années, ce misérable hameau. Aujourd’hui l’oreille est assourdie par le bruit de la scie et de la truelle ; l’œil ne découvre qu’échafaudages, travaux de construction et bâtimens qui s’élèvent pour ainsi dire à la vapeur. Trouvant que les ouvrages de brique n’allaient pas encore assez vite, quelques spéculateurs ont dressé des huttes de bois ou des pavillons de zinc dans lesquels ils ont installé leur commerce. Tout cela, en vérité, a plutôt l’air d’un champ de foire dont les baraques se plantent en une nuit et dont les théâtres s’improvisent à coups de marteau que d’une ville qui se bâtit. La source de cette grande activité, — est-il nécessaire de le dire ? — a été ouverte par l’installation des troupes à une courte distance du village. Le soldat a besoin d’amusemens, le soldat n’est point avare ; c’est donc sur le soldat qu’on compte pour achalander les boutiques, les tavernes, les salles de danse et de concert. Aussi comme les inscriptions et les enseignes cherchent à flatter l’amour-propre du British hero ! On y lit le nom de toutes les victoires, sans oublier, bien entendu, celles de la Crimée. Un chemin de fer, destiné à transporter du charbon de terre et des matériaux de construction, traverse Aldershott, qu’ombragent déjà de larges et hautes casernes bâties en brique jaune. Laissant derrière moi le village militaire, je gravis une petite colline sourcilleuse, et bientôt l’ensemble du camp se découvrit à ma vue. Des huttes de bois et des groupes de tentes plantées sur quelques maigres pièces de gazon s’élevaient tout autour de moi du sein des sables noirâtres et tourbeux, tandis qu’à l’horizon, sur un des flancs de la colline, ondulait une ligne rouge comme un champ de coquelicots : c’étaient des soldats anglais qui faisaient l’exercice.

À l’intérieur, le camp d’Aldershott rappelle une colonie d’anciens Bretons. Lorsque les soldats ont pris possession, il y a quelques années, de ce sol nu, aride et désolé, ils ont été obligés de bâtir eux-mêmes une ville de toile et de bois. Des baraques construites en planches et enduites de noir goudron s’alignent de manière à former des