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avantage de pouvoir être française d’une manière désintéressée, de pouvoir goûter notre littérature sans avoir besoin d’accepter ses exagérations, de pouvoir suivre le mouvement des idées françaises sans avoir à subir la tourmente de nos opinions et de nos caprices. Grâce à la distance où elle est de nous, la lumière seule vient jusqu’à elle; la fumée de nos combats, le tapage de nos cabales bruyantes se dissipent dans l’espace, et elle n’en est pas importunée. Les mille riens tumultueux et changeans qui absorbent l’attention parisienne lui restent inconnus. Comme sa mémoire est moins chargée et moins distraite que la mémoire française, ses souvenirs sont plus durables; comme ses jugemens sont plus réfléchis, ils sont plus rarement révisés. Genève connaît moins de noms que Paris, mais elle se rappelle toujours ceux qu’elle a connus une fois, parce qu’elle a eu à l’origine une raison sérieuse de les retenir. Et voilà pourquoi, tandis que Mme Desbordes-Valmore mourait, il y a près de deux ans, au milieu d’une inattention presque générale, ses derniers vers nous arrivent aujourd’hui sous le patronage de Genève, qui, moins ingrate que la France, avait su mieux apprécier les rares facultés poétiques dont était douée cette âme exceptionnelle.

Mme Desbordes-Valmore est morte presque oubliée; elle n’était guère plus qu’un souvenir, que cette chose légère que le poète latin appelle si mélancoliquement l’ombre d’un nom. Elle n’avait jamais eu auprès de ses contemporains la renommée qu’elle méritait, et c’est à peine si les nouvelles générations la connaissaient. On peut dire que la malencontreuse destinée qui l’avait poursuivie et blessée a été implacable à son égard. Elle qui avait tant pleuré, tant souffert, elle n’a pas eu la dernière consolation des poètes malheureux : celle de pouvoir communiquer à un vaste public la contagion de ses tristesses. Les jeunes gens et les femmes, qui d’ordinaire forment le cortège des poètes rêveurs et mélancoliques, lui ont manqué, ou ne se sont pas sentis attirés vers elle, soit qu’on ne l’ait pas suffisamment désignée à leur attention, soit que les sentimens exprimés par le poète fussent trop excessifs ou trop personnels pour leur inspirer l’enthousiasme ou l’admiration. Peut-être en effet y avait-il là trop de larmes et trop de cris, peut-être l’expression de ce désespoir était-elle trop vibrante et trop plaintive, peut-être cette douleur était-elle trop inconsolable pour exciter la sympathie poétique et éveiller dans le cœur des jeunes lecteurs un écho affectueux.

Une femme célèbre de l’Angleterre, mistress Browning, a placé dans la bouche de son personnage d’Aurora Leigh quelques paroles bien amères sur les applaudissemens sympathiques de la foule. Développant avec éloquence le fameux vers de Juvénal sur la gloire