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II soustrait au droit commun la faculté de créer ou d’acheter un journal, puisqu’il soumet à l’autorisation discrétionnaire du pouvoir exécutif l’acte par lequel les citoyens constitueraient ou se transmettraient un journal, c’est-à-dire cette forme de propriété au moyen de laquelle s’organise la manifestation des opinions politiques. Ainsi, suivant le décret de 1852, une catégorie de propriétés, celles que représentent les feuilles politiques, est, sur un point essentiel, retirée du droit commun ; pour créer cette propriété ou pour l’acquérir, il ne suffit pas, comme pour les autres propriétés, de se conformer aux lois générales qui régissent la propriété ordinaire ou ses mutations : il faut obtenir l’approbation, le consentement d’un agent du pouvoir exécutif, du ministre de l’intérieur. À cet égard, le texte du décret n’est pas resté une lettre morte, et de récens débats judiciaires nous ont appris jusqu’à quel point la pratique du décret a été poussée.

Nous ne discutons point ici le décret même, nous savons que, tant qu’il demeure en vigueur, il doit être obéi et respecté comme loi de l’état ; nous nous bornons à constater le fait établi par ce décret. Or le fait, c’est qu’en France tous les citoyens n’ont pas, en vertu de leur droit naturel, en vertu du droit commun, en vertu du principe de l’égalité devant la loi, le pouvoir de créer, de produire, d’acquérir, de transmettre cette forme de propriété qui s’appelle un journal à des conditions légales communes pour tous, constantes pour tous, égales pour tous. À l’origine et dans les mutations de cette propriété intervient un acte du pouvoir exécutif, — soit l’acceptation d’un cautionnement qui peut être refusé, soit la reconnaissance d’un gérant qui peut n’être pas agréé, — acte libre de la part du pouvoir exécutif, qui n’est déterminé pour lui par aucune règle légale, qui est abandonné à son appréciation et à sa volonté, acte par conséquent purement arbitraire et discrétionnaire. Il en résulte encore que, sous l’empire d’un décret que nous nous contenterons, comme M. de Persigny, d’appeler dictatorial, les journaux forment en France une sorte de propriété qui répugne à l’esprit de notre législation générale, et qui participe de la nature du privilège et du monopole dans un pays qui vit pourtant sur le pacte social et politique de l’égalité des droits et de l’égalité devant la loi.

Le pouvoir exécutif, dans le décret de 1862, ne s’est pas contenté d’attribuer à son domaine une si grande part du droit de propriété en ce qui concerne les journaux : il s’est encore assuré sur les journaux une sorte de pouvoir judiciaire ; pour des infractions inconnues à la loi, échappant à toute définition légale préalable, qu’il dépend uniquement du pouvoir exécutif de fixer suivant son appréciation accidentelle et variable, le pouvoir exécutif s’est réservé la faculté d’appliquer aux journaux une pénalité d’une nature à la fois répressive et préventive, et que nous serions curieux de voir analysée et définie un jour dans les commentaires d’un jurisconsulte qui ne voudrait être que jurisconsulte. C’est le régime des avertissemens, des suspensions et des suppressions, régime dont une piquante compilation, celle