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trouve toujours à s’occuper à cette époque de l’année, où les bras font si souvent défaut dans les campagnes. Le vrai bûcheron est en général fidèle à sa forêt ; il y travaille pour tous ceux qui y ont acheté des coupes, et ne la quitte pas pour chercher ailleurs un salaire plus élevé. Cette forêt qu’il habite depuis son enfance, il en sait l’histoire, il a suivi toutes les transformations qu’elle a subies, et pourrait dire à quelles opérations elle doit son état actuel. Il en connaît tous les arbres, les uns pour les avoir vu planter, les autres pour s’être rendu compte de l’époque où, arrivés à maturité, ils tomberont sous sa cognée. À la forme, à la hauteur, à mille signes imperceptibles pour le vulgaire, il les distingue les uns des autres, et s’en sert comme de guides infaillibles pour retrouver son chemin au plus profond des massifs.

Contrairement aux bûcherons, les charbonniers et autres ouvriers qui façonnent le bois sont en général des étrangers ; employés à l’année par les marchands de bois, ils vont de forêt en forêt partout où ceux-ci ont besoin de leurs services: tels sont les fendeurs et sabotiers de l’Aisne et de la Nièvre, qui, renommés pour leur habileté, s’en vont au loin exercer leur industrie. Ils installent leur atelier dans une espèce de hangar en planches, où ils travaillent toute la journée, et se bâtissent pour la nuit des cabanes formées de pièces de bois recouvertes de terre. Ils passent ainsi six ou huit mois de l’année au milieu des forêts, n’en sortant que pour aller chaque dimanche au village voisin renouveler la provision de viande et de pain dont ils ont besoin pour la semaine. Ces ouvriers formaient autrefois avec les bûcherons des corporations puissantes connues sous le nom de bons cousins des bois, dans lesquelles on ne pouvait entrer sans une initiation préalable. Ils avaient des signes mystérieux qui leur permettaient de se faire reconnaître dans toutes les forêts. Suivant M. Émile Laurent[1], ce compagnonnage, qui s’est constamment isolé de tous les autres, existerait encore dans une grande partie de l’Europe et aurait conservé son antique cérémonial. La Forêt-Noire, les Alpes, le Jura, seraient peuplés de ces initiés. Moins exclusifs que les compagnons des autres corps d’état, ils s’agrégeraient des personnes de toutes les classes auxquelles ils rendraient à l’occasion tous les bons offices possibles, et, en cas de persécution, leur ouvriraient le sein de leurs forêts comme un inviolable asile.

  1. Voyez, dans le Journal des Économistes (février 1860), le Compagnonnage, par M. Émile Laurent ; voyez aussi l’Histoire des Forêts de la Gaule, par M. A. Maury.