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prise, disait-elle, d’aller partout épier, écouter aux portes. » Reconduite à la nursery, j’y fus retenue toute la journée, contrairement à la règle établie. On m’apprit en effet, l’heure du goûter venue, que « maman était souffrante, et que les enfans la fatigueraient. » Jamais du reste je n’avais entendu plus de chuchotemens entre les femmes de chambre. C’étaient des allées et venues continuelles, des airs ahuris, scandalisés, et comme par momens elles se laissaient aller à élever la voix, j’entendis à plusieurs reprises le nom de Godfrey prononcé sur le ton de l’indignation.

— Qu’a donc fait mon frère? me hasardai-je à demander enfin, lasse de chercher à deviner.

— Quelque chose de fort mal, miss Alswitha, me fut-il répondu; mais cela ne regarde pas les petites filles de votre âge.

Puis les dialogues à voix basse reprirent de plus belle. Vers le soir (un soir de novembre gris et froid), les pas d’un cheval retentirent sur le pavé de la cour des écuries. Wilkins et Jane Hickman coururent à la fenêtre : — C’est bien lui qui s’en va, disaient-elles. Je grimpai à mon tour sur une chaise, et je vis le cheval de mon frère qu’un groom venait de seller, et qu’on tenait tout prêt à la porte de la maison : — Où va-t-il? où va mon frère? demandai-je le cœur serré.

— Je ne sais pas, me répondit tristement ma bonne Jane.

— Il s’en va pour ne jamais revenir, ajouta Wilkins, qui, me voyant à ces mots éclater en pleurs, semblait fort disposée à me punir.

Jane cependant s’y opposa, et même, sans écouter les reproches de la femme de chambre favorite, elle me souleva de terre en écartant les volets de manière à ce que je pusse voir Godfrey et lui dire adieu. Justement il venait de se mettre en selle. Je l’appelai par son nom. Il leva les yeux. Bien qu’il fît presque nuit, je discernai sur ses traits l’animation de la colère et je ne sais quelle expression de désespoir concentré; mais à ma vue sa physionomie changea tout à coup : — Adieu, Swithy !... me cria-t-il... Je ne reviendrai plus;... vous cependant ne m’oubliez pas!... — Puis il partit au galop. Bien des années devaient s’écouler avant que je le revisse.

L’absence de mon frère me faisait une vie plus triste, plus dépouillée. Mon père me semblait attristé. Ma mère, qui aimait follement Emmeline, m’accordait bien rarement quelques témoignages d’affection, et me tenait éloignée d’elle. — Je n’avais, disait-elle, ni la fraîcheur, ni la gaieté de l’enfance. — Sans doute elle avait raison, car ma pâleur et ma physionomie en dessous (ces deux derniers mots incompréhensibles pour moi) étaient le texte de mainte remarque désobligeante. Puis on ne manquait jamais, devant mon