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II.

Le lendemain, les jours suivans, ma mère me garda auprès d’elle. Je ne la quittais plus ni jour ni nuit. Ma fidèle Jane Hickman était absente, — chez ses parens, disait-on. Personne devant moi ne faisait la moindre allusion ni à la mort de mon père, ni aux circonstances de cette mort. Tout naturellement je cessai peu à peu d’y songer. On parla bientôt de quitter Blendon-Hall. Cette belle résidence, avec les domaines y attachés, était devenue à terme viager la propriété de ma mère, et ne devait qu’après sa mort revenir à Godfrey. Or elle n’avait guère que neuf ans de plus que son beau-fils, ce qui ajournait presque indéfiniment l’entrée en possession de ce dernier. Ainsi l’avait réglé mon père par un testament dont la date remontait à six mois avant sa fin tragique. Il va sans le dire qu’à l’époque dont je parle, tous ces détails me restèrent absolument étrangers; je ne les connus que plus tard, et dans des temps où mon heureuse ignorance avait fait place à de pénibles retours, à d’amères incertitudes, parfois à de sinistres anxiétés.

J’ai dit qu’on parla de quitter Blendon-Hall quelques semaines après le 12 septembre. Nous partîmes en effet pour Boulogne avant la fin de l’automne. Jane Hickman était alors revenue auprès de nous. Une fois en France, ma mère cessa de s’occuper autant de moi et me garda moins assidûment auprès d’elle. Ses préférences pour Emmeline se montrèrent de nouveau. J’eus à peine le temps de réfléchir à ce changement dans ses dispositions, car on m’envoya presque aussitôt dans un pensionnat où j’allais, en qualité d’élève externe, commencer mon éducation. Entourée tout le jour de joyeuses petites camarades, fort occupée de mes études, traitée avec une bonté presque maternelle par l’excellente Mme Le Gallois, je n’étais à la maison que le soir. Emmeline et moi prenions le thé avec ma mère, qui vivait très strictement retirée et recevait à peine de temps en temps une ou deux visites. L’année se passa ainsi. Vers le mois de novembre, nous vîmes arriver une inconnue qu’on appelait mistress Stratton, et qui eut plusieurs entrevues avec ma mère; puis un beau jour ces dames partirent ensemble pour Paris, nous laissant sous la direction de Wilkins. Celle-ci nous informa, une semaine après, que m? mère allait épouser M. Wyndham.

Il me serait bien impossible, à cette distance, de démêler clairement les sentimens divers que cette nouvelle produisit alors en moi. En somme, ils se résumaient par un vif déplaisir, je dirais presque un amer chagrin. Je trouvais déjà presque révoltant qu’un autre,