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serait peut-être parvenu à effacer ces impressions malencontreuses sans l’espèce de malveillance contrainte que je continuai à trouver dans les regards et parfois aussi dans les propos de ma fidèle Jane. Je ne sais si on s’en aperçut ou si elle ne put supporter, comme elle le disait, la vue du successeur de mon père; mais peu de mois après elle quitta la maison, sous prétexte de retourner auprès de sa mère malade, dont elle était la seule fille non mariée.

Une excellente governess vint la remplacer auprès de moi, Miss Sherer avait dix-huit ans à peine; mais, ayant élevé ses petites sœurs, et habituée ainsi au caractère des enfans, elle ne se laissa point rebuter par la froideur de mes manières et la sécheresse, le manque d’amabilité qu’on me reprochait volontiers. Ces défauts venaient, je crois, de l’indifférence qu’on m’avait toujours témoignée, de la préférence qu’on accordait trop ouvertement à Emmeline : non que je fusse. Dieu merci, jalouse de cette chère enfant; mais je me repliais en moi-même, ne trouvant, depuis la mort de mon père, aucun accueil à mes épanchemens de cœur. Miss Sherer parvint peu à peu à m’inspirer une entière confiance, et je pris l’habitude de penser tout haut devant elle, à une seule exception près. Un indéfinissable instinct m’empêcha de jamais communiquer à cette chère governess le souvenir confus de certains événemens et les réflexions, plus incohérentes encore, que ce souvenir me suggérait parfois. En revanche, je lui parlais librement de mon frère Godfrey, auquel je gardais, à travers tout, une place à part dans ma reconnaissance et ma tendresse. Je me le rappelais si bon pour moi! Sa destinée sur mer préoccupait si vivement mon imagination! J’aurais tant voulu avoir quelquefois de ses nouvelles! L’idée m’était bien venue d’en demander à un cousin de mon père, M. Halsey, qui était en même temps le tuteur de mon frère et le nôtre, à Emmeline et à moi; mais ses visites, imperturbablement régulières et toujours empreintes d’un certain formalisme raide et guindé, n’avaient jamais lieu sans que ma mère fut présente. Nous arrivions alors, ma sœur et moi, comme des soldats à l’inspection. Il nous adressait un petit nombre de questions, presque toujours les mêmes, et nous nous retirions au bout de quelques minutes, non sans de profondes révérences. Le moyen de questionner un aussi grave personnage ?

Je me rappelle encore qu’à une de ces visites-revues, — j’avais alors neuf ou dix ans, — M. Halsey, ce jour-là un peu moins réservé qu’à l’ordinaire, après avoir dit à ma mère que mon régime paraissait me convenir, ajouta que je deviendrais certainement une belle personne, si jamais mon teint finissait par s’animer un peu.

— Oui,... si ! dit ma mère avec une emphase passablement dédaigneuse.