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de l’Espagne et de l’Angleterre, ces deux nations alors dans toute l’exubérance de la jeunesse littéraire et de la puissance politique.

Maintenant, pour que se montre le drame moderne, création plus compliquée que le drame grec, qui, lui, provient d’un monde moins avancé dans l’histoire, il faut les matériaux et le génie. Les matériaux, c’était tout ce qu’avait vu, imaginé et raconté le moyen âge. Le moyen âge se trouvait encore trop près pour être sorti de la mémoire et de l’intérêt des hommes, et pour être devenu cette barbarie sur laquelle le XVIIe siècle n’osait jeter les yeux sans rougir de honte. Et quelle abondance! Les souvenirs de Rome la grande, les prouesses de Charlemagne et de ses barons, et les narrations celtiques de la Bretagne, voilà, disait un trouvère au XIIe siècle, les sources des récits. Ajoutez-y la Grèce et Troie remaniées au goût du moyen âge, Troïlus et Cressida est une imitation, indirecte sans doute (car Shakspeare ne lisait pas nos anciens poèmes) d’un ancien poème français du XIIe siècle ; ajoutez-y nos fabliaux, que les Italiens ou imitèrent ou enrichirent de leur cru; ajoutez-y l’Espagne, le Cid et les Maures; ajoutez-y l’Angleterre et son histoire, la Germanie et ses légendes, et vous verrez quelle masse d’alimens dramatiques le flot de l’histoire avait amenés, élémens encore intacts auxquels personne n’avait touché. La main de Shakspeare les toucha, et ils prirent vie et action. Je comparerais volontiers l’intervention du génie sur ces matériaux à celle d’un grand acteur sur les chefs-d’œuvre qui ornent les scènes de l’Europe. Qu’un Garrick ou un Talma représente devant un public émerveillé quelqu’un des héros de Shakspeare ou de Racine, il ne changera rien au type qui lui est donné. Jamais grand acteur ne commit cette faute, et pourtant il en signalera des nuances, il en fera jaillir des lumières que n’avait jamais vues le lecteur le plus charmé, je dirai même que n’avait pas connues le poète ; c’est un sûr instinct qui s’ajoute à un instinct non moins sûr; c’est un art qui développe un art et qui transfigure des images déjà transfigurées. De la même façon, et par ce don du génie qui transfigure sans défigurer, Shakspeare traça ses personnages dans l’esprit de la légende qui les lui avait donnés. Ovide, en parlant des hommes qui sortirent des pierres de Deucalion et de Pyrrha, dit que de là vient que nous sommes une race dure et soumise au travail, témoignant ainsi de l’origine dont nous provenons :

Inde genus durum sumus experiensque laborum,
Et documenta damus qua simus origine nati.


De même les personnages de Shakspeare portent la trace de leur double origine : l’une dans les réalités précises de la légende qui fut faite en un lieu et pour un lieu, et l’autre dans les splendides idéalités du génie qui respecta tout ce qu’il transformait.