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de patrice, est généralissime des troupes de l’empire. Singulier renversement de tous les rôles ! Tandis que les Barbares entrent ainsi à grands flots au sein de la société romaine, on voit des Romains qui vont chercher fortune au milieu des Barbares. L’homme d’esprit qui n’a pu se faire sa place parmi les privilégiés de l’empire offre ses services à quelque chef germain, il devient son secrétaire, son jurisconsulte, son ambassadeur, puis, sa fortune faite, passant de plain-pied du monde barbare au monde romain, il domine ses anciens maîtres. Du haut en bas de la société, la mêlée est la même. Tout à l’heure, après Constantin, rien ne troublait l’ordre apparent de cette société où l’église chrétienne elle-même, si longtemps persécutée, venait enfin de conquérir ses droits, apportant, à ce qu’il semble, avec le germe divin d’une vie nouvelle, un nouveau gage de force; maintenant tout est confondu, « l’Occident est à l’abandon,» s’écrie Bossuet, et le champ est ouvert aux grands aventuriers.

Comment expliquer un tel changement? D’où est venu cet abandon, comme parle Bossuet? La critique du XIXe siècle a montré que cette expression si forte était plus juste, plus précise que ne le croyait l’éloquent orateur. M. Guizot le premier, dans son essai sur le régime municipal de l’empire romain à l’époque des invasions, nous a fait toucher du doigt, avec une sûreté magistrale, les plaies hideuses qui avaient détruit l’empire bien avant l’arrivée des Barbares. «Les secousses qu’on appelle des révolutions, dit l’éminent historien, sont bien moins le symptôme de ce qui commence que la déclaration de ce qui s’est passé. » Que s’était-il passé avant les invasions? Un événement assez grave : la nation romaine était morte. La nation, je veux dire cette partie du peuple qui est l’âme d’un pays, ce qu’on appelle aujourd’hui bourgeoisie, tiers-état, classe moyenne, la nation avait été anéantie. Par qui? Par le plus terrible agent du despotisme impérial, par cette armée du fisc, sans cesse occupée à dépouiller le citoyen pour assouvir l’insatiable appétit de César. Nous parlions de hiérarchie tout à l’heure; ce n’était là qu’une apparence mensongère. Quelles que fussent les formalités de l’étiquette, si nombreux que fussent les degrés du majestueux édifice, il n’y avait en réalité que deux puissances dans la constitution impériale, l’empereur et la populace : je range dans cette seconde catégorie la légion des privilégiés, qui n’était que la populace d’en haut. Pour satisfaire la foule et les favoris, il fallait remplir sans cesse ces coffres de l’état qui se vidaient sans cesse. Qui dira combien de richesses ont disparu dans ce gouffre? Qui dira surtout les larmes, les souffrances et les tortures que représentait chacune de ces pièces d’or destinées aux plaisirs du maître? Les fonctions municipales, protectrices autrefois de la liberté des communes.