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fille en mariage. C’était son beau-père que le Barbare consentait à recevoir comme empereur dans cette moitié du monde dont il commandait les armées. Anthémius se soumettra-t-il, comme Sévère, au terrible patrice ? Essaiera-t-il de régner, au péril de sa vie, comme l’infortuné Majorien ? Telle est la question, tel est l’intérêt du drame.

Ici une réflexion se présente naturellement à l’esprit du lecteur : pourquoi le puissant Barbare ne prend-il pas la souveraineté impériale ? S’il est assez fort pour faire et défaire des empereurs, s’il lui a été permis de laisser le trône vacant pendant des mois et des années, pourquoi n’ose-t-il pas davantage ? Il n’y a point de droit pour lui, point de principes ; il assassine sans scrupules quiconque lui barre le passage ; il a déjà détrôné trois césars, il en a tué deux, et l’un de ces deux-là est un des plus grands hommes qu’ait produits la civilisation expirante. Encore une fois, d’où vient qu’il borne ses désirs à régner sous un prête-nom ? Est-ce dédain ou prudence ? Quel obstacle, quelle crainte, quel préjugé, quelle force mystérieuse l’arrête ? Ce mystérieux et infranchissable obstacle, c’est une ombre, l’ombre de Rome, magni nominis umbra. Malgré les infamies de l’empire, malgré l’abjection de la société romaine, l’opinion que cette société avait de sa supériorité sur le monde barbare était si unanime et si forte que le despote n’osait la braver. Le monde romain acceptait la tyrannie d’un Suève ; il n’eût pas supporté l’idée du Barbare revêtu de la dignité impériale. Singulier exemple d’un dernier point d’honneur chez des hommes avilis ! C’est ainsi qu’on voit souvent chez les plus misérables créatures, chez les êtres les plus indignes du titre d’homme, je ne sais quelles pudeurs, quels scrupules inattendus, suprême instinct de la dignité originelle d’où peuvent naître le repentir et la réparation. Si le moraliste respecte dans l’individu ces derniers vestiges de la conscience, l’historien doit les respecter chez les peuples ; il le doit surtout quand ce sentiment de vanité nationale, impuissant à régénérer un pays, est capable au moins d’y entretenir encore une certaine élite, comme celle d’où sortait Anthémius. Malheureusement ce n’étaient là que des apparitions isolées. Le Barbare qui attendait la dégradation complète de la dignité impériale pour achever de la détruire savait bien qu’il n’avait pas besoin d’une longue patience. Le respect, la crainte même que lui inspirait le souvenir de la grandeur de Rome était atténué par le mépris que lui inspirait la vue de son abaissement. M. Amédée Thierry a raison de réunir ces deux sentimens dans l’énergique peinture de ses Barbares. « On eût dit, s’écrie-t-il, que les fils des races vaincues tremblaient encore devant cette pourpre romaine, signe de leur sujétion pendant tant de siècles, et