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nobles contre les bourgeois ni les bourgeois contre le peuple. La Lombardie a toujours eu des maîtres étrangers, Espagnols, Français, Allemands; la haine de l’étranger a effacé les distances. Devant le code autrichien, tous les Lombards étaient égaux ; ils étaient égaux aussi devant la police, devant la prison. Aussi l’égalité est entrée naturellement dans les mœurs. Quand les nobles, les riches ne sont pas exclusifs et ne ferment pas leurs portes, les vilains, les pauvres sont moins aiguillonnés de l’envie de parvenir. La société lombarde, dans sa marche tranquille, n’est point troublée par ces gens qui se fraient à coups de coude un chemin à travers la foule. Tout le monde avance du même pas. Évoquez le souvenir de Milan en 1760, vous y trouverez les mêmes familles qu’aujourd’hui, aux mêmes places. Les privilèges se sont évanouis sans bruit, sans résistance. La propriété s’est divisée sans secousses et sans confiscations. Le fermier est resté en bonne intelligence avec son patron, même en lui achetant un lopin de terre. Le pays s’est uni et groupé dans un même esprit d’économie domestique et de progrès agricole, si bien qu’aujourd’hui, en s’annexant au Piémont, la Lombardie trouve les lois civiles piémontaises arriérées et entachées de féodalité. Ce jeune lieutenant piémontais, fils d’un député au parlement de Turin, élevé au collège militaire d’Ivrée, nourri au milieu des idées constitutionnelles, étonne les dames lombardes par sa raideur aristocratique, et leur semble un débris du moyen âge.

Nulle part cet état de la société lombarde ne se manifeste plus clairement qu’au théâtre de la Scala à Milan. C’est le rendez-vous de la ville entière. C’est moins un théâtre qu’un casino; c’est le cœur même de la société civile. Nous assisterons donc à une représentation de la Scala. On donne, si vous le voulez bien, Matilda di Shabran, du maestro Rossini, et Cléopâtre, ballet du maestro Giorza, un Milanais; car le ballet est national à Milan, et l’on n’y connaît guère en ce genre les productions étrangères. La salle est grande, circulaire, nue, dépourvue d’ornemens. Pas de tentures épaisses pour étouffer la voix des chanteurs, pas d’anfractuosités où s’engouffrent les sons. En bas, la platea, tout unie, sans barrières; des bancs en tiennent le milieu. Tout autour, sur les côtés, derrière, un grand espace où circule la foule sans distinction de classe ni de costume. C’est la rue. On s’y promène, on y cause, on y garde son chapeau sur la tête. Un marquis y coudoie son cordonnier. On peut, il est vrai, se faire réserver quelques-uns des sièges qui occupent le milieu; mais les étrangers seuls usent de ce privilège, et leur droit au siège qu’ils ont payé est si précaire, si peu reconnu, que le premier venu s’y installe sans scrupule, s’ils le quittent un instant. La salle comprend six rangs de loges, toutes pareilles depuis