Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/405

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a d’abord un point sur lequel toutes ces brochures s’accordent : l’empire turc est mort, irréparablement mort, et il n’y a plus que la diplomatie qui s’obstine encore à le traiter de vivant. Il faut même rendre cette justice à la diplomatie européenne : il est impossible de jouer avec plus d’aplomb et plus de sérieux cette comédie du mort vivant. Nous avons eu dernièrement une des meilleures représentations de ce genre dans les protocoles du 3 août 1860, relatifs aux massacres de Syrie. On sait le cri de douleur et d’indignation qu’a jeté la France entière en apprenant ces massacres. Le gouvernement français a entendu ce cri, et il a envoyé nos soldats pour sauver ce qui restait encore parmi les victimes, pour punir les bourreaux; mais il a voulu que nos soldats partissent avec l’approbation de l’Europe. Cette approbation de l’Europe s’est changée en consentement du sultan. Il y a plus, « s’il faut envoyer en Syrie de nouvelles troupes, les puissances européennes s’entendront avec le sultan pour désigner celui des états européens, » tous vassaux sans doute du sultan, « qui enverra ses soldats. Le commandant en chef de l’expédition ne fera rien sans l’assentiment du commissaire extraordinaire de la Porte. » Comment les Orientaux ne croiraient-ils pas, d’après cela, à la vassalité de l’Europe envers le sultan? Je reconnais encore un coup que la comédie est bien jouée, et que le sultan a l’air d’un souverain vivant et agissant; mais, de bonne foi, qui attrape-t-on?

En Europe, on n’attrape personne; en Orient, c’est tout différent. On se prête, sans le vouloir, à la crédulité vaniteuse des Orientaux. L’Orient n’a pas d’historien, il n’a que des conteurs; il n’a pas de journaux, il n’a que des légendes. Dans la légende contemporaine, la guerre de Crimée n’est pas un secours politique donné par l’Europe à la Turquie contre la Russie; c’est un acte de vassalité accompli par l’Europe envers son suzerain. L’Europe devait ses soldats au sultan : elle a rempli son devoir. La révolte de l’Inde est une expédition des musulmans de l’Inde jusqu’à Londres, qu’ils ont détruit; mais le sultan s’est souvenu que la reine Victoria lui avait fidèlement payé son tribut pendant la guerre de Crimée, et lui a rendu son trône ! Voilà l’histoire de la Turquie et de l’Europe pour les Orientaux, et si par hasard il y a en Orient quelque esprit fort qui doute de cette histoire, on peut lui lire le premier protocole du 3 août 1860. Il verra bien que les cinq grandes puissances européennes sont les vassales du sultan, qui se sert à volonté de leurs troupes, et qui désigne celle qui aura l’honneur de lui prêter ses troupes la première.

Quel mal, dira-t-on, fait cette crédulité orientale? Pourquoi ne pas vouloir laisser aux Orientaux l’illusion qui leur cache leur déca-