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souveraineté de Rome, la gardait pour elle-même, afin, dira-t-on, de conserver à la ville son caractère d’universalité, l’Europe, en faisant cela, ferait pièce à l’Italie sans profit pour Rome, sans profit pour personne. Ce que sera Rome sans le pape, mais avec l’Italie, l’avenir seul peut le savoir; mais ce que serait Rome sans le pape et sans l’Italie, tout le monde peut le savoir et le dire. Ce serait le musée de Versailles mal gardé et mal tenu.

J’en reviens à l’avis de M. Rattos : Constantinople peut sans inconvénient devenir une ville libre; elle a ses causes de vitalité qu’elle ne peut pas perdre, et si l’Europe veut faire sur le Bosphore une ville comme Brème et Hambourg, le génie du lieu suffira à la tâche et conservera à la cité son privilège d’universalité. Il y a une seule question que je veux faire à M. Rattos : il est tellement dans les habitudes de notre temps de tout attendra d’en haut que M. Rattos, se conformant à cet usage, n’a songé à s’adresser qu’à l’Europe pour faire décréter la liberté de Constantinople; c’est l’Europe en effet qui décidera en dernière instance de la destinée de cette ville. Elle ne peut pas se la faire toute seule, mais elle peut beaucoup y aider. Aux choses difficiles, l’Europe aime que la besogne soit commencée, parfois même achevée; elle est plus disposée à enregistrer qu’à entreprendre. M. Rattos connaît bien Constantinople; peut-il nous dire un peu ce qui arriverait si un jour, par impossible, le sultan tombait dans le Bosphore avec tous ses ministres et si la ville se trouvait tout à coup sans gouvernement? Les diverses communautés ou nations qui habitent Constantinople, la communauté grecque, la communauté franque, la communauté arménienne, seraient-elles en état de s’entendre pour créer une autorité municipale, pour maintenir l’ordre dans la ville, pour assurer la liberté et la sécurité du commerce? Sauraient-elles, laissant de côté les rivalités nationales qui doivent avoir moins d’importance dans une ville cosmopolite que partout ailleurs, se gouverner et s’administrer passablement? Sauraient-elles pendant quelque temps donner l’idée qu’elles peuvent se passer de maîtres? La tâche ne me semble pas après tout bien difficile, puisqu’il ne s’agit que de remplacer une administration turque. Si peu difficile que soit la tâche, il y faut cependant un esprit de bon accord ; il y faut des qualités qui rendent possibles la liberté et l’indépendance de Constantinople. Je suis, après le chevalier Éton, grand partisan de la régénération de l’Orient par l’Orient; mais pour moi cela veut dire que l’Orient fera lui-même les frais de sa destinée. Si l’Europe fait la destinée de l’Orient, elle la fera pour elle et non pour lui.


SAINT-MARC GIRARDIN.