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tableaux à propos de couleurs, de statues à propos de métaux ou de marbres, pour sauver quelques débris de l’histoire de l’art. Combien d’artistes, sans lui, n’auraient point obtenu l’immortalité qui leur semblait promise! Quelque imparfaite que soit la compilation de Pline, on y recourt sans cesse. Les descriptions de Pausanias, les jugemens de Platon, de Lucien, de Plutarque, se disposent sur cette trame historique comme des broderies sur un tissu grossier et souvent déchiré. On ne s’étonne pas, avec de telles ressources, d’être parfois dans l’embarras. Bien plus, on rencontre des anecdotes auxquelles il est impossible d’ajouter foi; mais on doit imiter ces juges patiens qui confessent de faux témoins, et tirent la vérité même de leurs mensonges.

Déjà, à une époque assez reculée, la passion des collections avait commencé chez les Grecs. Lorsque les successeurs d’Alexandre se partagèrent l’Orient pour y fonder des royaumes, ils restèrent fidèles au génie grec en consacrant aux arts et aux lettres les richesses de l’Egypte ou de l’Asie. Pouvoir tout conduit à tout désirer. Ils désirèrent retrouver les jouissances qu’ils avaient connues dans leur patrie; ils attirèrent à leur cour les philosophes, les poètes, les artistes; ils créèrent des bibliothèques, des pinacothèques, c’est-à-dire des galeries de tableaux, des dactyliothèques, c’est-à-dire des collections de pierres gravées. Celle de Mithridate était renommée : Pompée la fit apporter à Rome. C’est alors que les œuvres d’art s’élevèrent à des prix qui dépassent tout ce qui nous a étonnés de nos jours. Alexandre couvrait d’or les tableaux d’Apelle. Attale, roi de Pergame, en payait un seul 500,000 francs, somme qui représentait au moins six fois ce qu’elle représente aujourd’hui. Démétrius Poliorcète s’exposait à ne point prendre Rhodes plutôt que d’attaquer le côté de la ville où se trouvait un tableau de Protogène. Pour un seul chef-d’œuvre, il faisait ce que l’armée française a fait à son tour en 1849, afin d’épargner le Vatican et les chefs-d’œuvre de la ville éternelle. Nicomède, roi de Bithynie, offrait aux habitans de Cnide de payer toutes leurs dettes s’ils lui cédaient la Vénus de Praxitèle, et les Cnidiens refusaient. Ainsi non-seulement ces princes commandaient des travaux aux artistes ou se disputaient ceux qu’ils venaient d’achever, mais ils s’efforçaient d’enlever à la Grèce ses richesses plus anciennes pour en orner leurs palais. Le grand Aratus, lorsqu’il voulait gagner Ptolémée III, savait quels présens lui étaient le plus agréables : il lui envoyait les tableaux des vieux maîtres sicyoniens, de Pamphile et de Mélanthe. Aratus cependant n’était pas un soldat grossier : il aimait les arts, il était connaisseur, si l’on en croit Plutarque, mais il aimait surtout son pays, et consentait, pour l’affranchir, à tous les sacrifices. Sicyone donnait les œuvres de ses peintres comme rançon de sa liberté.