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cipes immuables qui gouvernent l’esprit humain, éclairée par l’histoire et la connaissance des procédés qui constituent la tradition de chaque art, la critique, qui n’est autre chose que la raison revêtue de sensibilité, a le droit de dire, même au génie, qu’il se trompe, et que l’œuvre qui lui attire de si éclatantes acclamations ne vaut pas le prix qu’on y attache. La critique peut aller plus loin encore, en devançant le goût d’une nation, en chassant à coups de fouet, comme l’a fait Boileau, les mauvais poètes et les mauvais écrivains qui encombrent la voie publique et qui usurpent la place et les honneurs du vrai mérite, en excitant l’orgueil d’un peuple à secouer le joug de l’imitation pour se créer une littérature nationale, comme l’a fait Lessing en Allemagne. Ce serait un beau travail, digne d’un esprit lumineux, comme M. Sainte-Beuve, que d’écrire l’histoire de la critique depuis son fondateur Aristote, passant à travers l’école d’Alexandrie, le siècle d’Auguste, la renaissance, les XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à la période d’épanouissement en 1825, où sa voix a poussé une note qui fait partie intégrante de ce beau concert de la jeunesse triomphante. Il lui serait facile de prouver combien cette noble faculté de l’esprit a été utile à la civilisation en éclairant le génie, en divulguant ses secrets, en propageant les bonnes doctrines, en vulgarisant les chefs-d’œuvre qui doivent exciter une éternelle admiration. Pour rentrer dans le sujet qui nous occupe, il prouverait que, sans les vives et justes semonces de la critique, Rossini n’aurait pas donné au monde Guillaume Tell.

M. Verdi n’est pas un grand musicien. La langue qu’il s’est faite est violente et souvent grossière. Il écrit mal, il ignore à peu près l’art si important de développer une idée et d’en tirer les conséquences légitimes. Il brusque tous les effets, il violente les passions au lieu de les évoquer avec ménagement. Ses personnages sont presque toujours en fureur et le poignard à la main. Les mélodrames monotones et sanglans de M. Verdi ont gâté le goût de l’Italie, ils lui ont désappris le rire, à elle qui riait si bien! Ils lui ont fait perdre les belles traditions de l’art de chanter et excité dans une nation admirablement douée, mais paresseuse et passablement ignorante, un orgueil insensé. Les imitateurs de M. Verdi ne sont pas tolérables, parce que la manière du maître est tout individuelle, et que lui-même ne pourrait pas se modifier. Il n’y a que le génie, secondé par la science, qui puisse se renouveler et se transformer, et M. Verdi n’est qu’un homme de talent qui a de la pratique sans véritable savoir. Sa musique produit sur le public l’effet que produit une étoffe rouge qu’on montre au taureau : elle l’enivre d’une sonorité confuse, surexcite la sensibilité matérielle et le rend incapable de goûter les qualités d’un art supérieur, qui parle à l’imagination, éveille la fantaisie et pénètre doucement dans les profondeurs de l’âme. Voilà ce que nous écrivons depuis dix ans, sans que les succès de l’auteur d’Ernani, de Rigoletto et d’il Trovatore aient pu ébranler nos convictions. Nous ne contestons pas au public le plaisir qu’il éprouve à entendre certains opéras de M. Verdi, mais nous nous permettons de lui dire qu’il se trompe sur la qualité et le mérite de l’objet qui le flatte, aussi bien que sur la nature du plaisir esthétique ou moral qu’il lui procure.

M. Pancani, qui n’était ici qu’un oiseau de passage, comme l’avait été