Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devoir de ne rien accuser par crainte d’exagération, de ne blâmer qu’avec mesure, de louer sans emportement, de critiquer sans amertume, d’aimer sans chaleur, de haïr sans passion. Pour obéir à son parti-pris, le poète est donc obligé de sacrifier les caractères et les passions et de se jeter forcément dans les sentences et les tirades morales. Nous avons décoré ce parti-pris de l’épithète d’optimiste; mais est-ce bien optimiste qu’il faudrait dire? En y regardant bien, il est évident que l’optimisme de M. Doucet n’a rien de particulièrement philosophique, et qu’il est chez lui une affaire de forme et de convenance. M. Doucet est un homme du monde, et il transporte au théâtre l’esprit de l’homme du monde, qui consiste à n’appuyer sur rien, à indiquer la pensée plutôt qu’à l’exprimer, à insinuer le blâme, à modérer les mouvemens des passions les plus violentes, à mettre une sourdine à toutes les paroles. Cet esprit est parfait chez un homme du monde; mais le poète dramatique doit s’en défendre et se l’interdire sévèrement. — Quoi ! direz-vous, vous interdisez au poète dramatique la convenance du langage, la modération, la politesse? — Non certainement; mais la politesse et la modération du poète ne doivent pas être celles de l’homme du monde. Avez-vous remarqué dans le Misanthrope que le sauvage Alceste, qui dit si crûment leurs vérités aux gens, ne fait pas une seule infraction aux règles de la bienséance? La politesse d’Alceste est la politesse qui convient à l’auteur dramatique. En composant sa comédie dans le ton de l’esprit mondain et selon les règles de l’esprit mondain, M. Doucet s’est rendu, sans le savoir, coupable d’une hérésie dramatique. Rien n’est plus contraire au drame que l’esprit mondain, et deux minutes de réflexion suffiront pour en expliquer la raison. Cet esprit mondain, si mesuré, qui n’insiste sur rien et qui glisse sur toute chose, a été inventé précisément en haine du théâtre et du drame; il a été inventé afin de mettre une digue aux débordemens violens des passions, de prévenir les explosions dramatiques, en un mot afin d’empêcher que le théâtre ne fût transporté dans le monde. Rien n’est donc plus éloigné du théâtre que l’esprit mondain. Je livre ces quelques lignes aux méditations de M. Doucet. S’il veut à l’avenir créer des caractères dramatiques, qu’il astreigne un peu moins ses personnages aux convenances mondaines, et qu’il leur donne la permission de développer plus librement leurs caractères et leurs passions. N’est-il pas curieux que le seul de ses personnages qui ait un caractère véritable soit précisément le seul qui s’affranchisse à demi des convenances mondaines pour satisfaire ses passions, le personnage de l’envieux Duchesne? Lui seul pourrait dire, en continuant son rôle d’envieux : «Moi seul ici j’existe, car j’ai au moins une passion humaine, tandis que les autres ne sont que des ombres. »

On pourrait appliquer une partie de ces observations au drame que M. Belot, l’un des auteurs de l’interminable Testament de César Girodot, vient de donner à l’Odéon sous le titre : la Vengeance du Mari. Il y a beaucoup de soin, de recherche, de désir de bien faire dans ce petit drame, dont la donnée est absurde, et qui est conçu d’après un plan tout à fait faux. Je n’insiste pas sur la donnée : on a déjà fait remarquer à M. Belot qu’il fallait être le Jacques de Mme Sand pour se permettre certains paradoxes d’héroïsme conjugal; mais j’insiste sur le plan, qui est vraiment des plus singuliers.