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nous leur vendons à bas prix, en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes. Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils ; Dieu, en refusant à ses premiers habitans la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses. » Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple, où il entend un ministre de l’Évangile lui répéter que les hommes sont frères, et que l’Être éternel, qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir.

Le 19 juillet, à dix heures du matin, nous montâmes sur le bateau à vapeur Ohio, nous dirigeant vers Détroit ; une brise très forte soufflait du nord-ouest et donnait aux eaux du lac Érié l’apparence des vagues de l’Océan. À droite s’étendait un horizon sans bornes ; à gauche, nous serrions les côtes méridionales du lac, dont souvent nous nous approchions jusqu’à la portée de la voix. Ces côtes sont parfaitement plates, et diffèrent de celles de tous les lacs que j’avais eu l’occasion de visiter en Europe. Elles ne ressemblaient pas non plus aux bords de la mer : d’immenses forêts les ombrageaient et faisaient autour du lac comme une ceinture épaisse et rarement interrompue. De temps en temps cependant le pays change tout à coup d’aspect. Au détour d’un bois, on aperçoit la flèche élégante d’un clocher, des maisons éclatantes de blancheur et de propreté, des boutiques ; deux pas plus loin, la forêt primitive, et en apparence impénétrable, reprend son empire et réfléchit de nouveau son feuillage dans les eaux du lac.

Ceux qui ont parcouru les États-Unis trouveront dans ce tableau un emblème frappant de la société américaine. Tout y est heurté, imprévu ; partout l’extrême civilisation et la nature abandonnée à elle-même se trouvent en présence et en quelque sorte face à face. C’est ce qu’on ne s’imagine point en France. Pour moi, dans mes illusions de voyageur, et quelle classe d’hommes n’a pas les siennes ? je me figurais tout autre chose. J’avais remarqué qu’en Europe l’état plus ou moins retiré dans lequel se trouvait une province ou une ville, sa richesse ou sa pauvreté, sa petitesse ou son étendue, exerçaient une influence immense sur les idées, les mœurs, la civilisation tout entière de ses habitans, et mettaient souvent la différence de plusieurs siècles entre les diverses parties du même territoire. Je m’imaginai qu’il en était ainsi et à plus forte raison dans le Nouveau-Monde, et qu’un pays peuplé d’une manière incomplète et successive comme l’Amérique devait présenter toutes les conditions d’existence et offrir l’image de la société à tous les âges. L’Amérique était donc, suivant moi, le seul pays où l’on pût suivre pas à pas