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Il nous est souvent arrivé d’admirer sur l’Océan une de ces soirées calmes et sereines, alors que les voiles, flottant paisiblement le long des mâts, laissent ignorer au matelot de quel côté s’élèvera la brise. Ce repos de la nature entière n’est pas moins imposant dans les solitudes du Nouveau-Monde que sur l’immensité des mers. Lorsqu’au milieu du jour le soleil darde ses rayons sur la forêt, on entend souvent retentir dans ses profondeurs comme un long gémissement, un cri plaintif qui se prolonge au loin. C’est le dernier effort du vent qui expire; tout rentre alors autour de vous dans un silence si profond, une immobilité si complète, que l’âme se sent pénétrée d’une sorte de terreur religieuse; le voyageur s’arrête, il regarde. Pressés les uns contre les autres, entrelacés dans leurs rameaux, les arbres de la forêt semblent ne former qu’un seul tout, un édifice immense et indestructible sous les voûtes duquel règne une obscurité éternelle. De quelque côté qu’on porte ses regards, on n’aperçoit qu’une scène de violence et de destruction : des arbres rompus, des troncs déchirés ; tout annonce que les élémens se font ici perpétuellement la guerre, mais la lutte est interrompue. On dirait que, sur l’ordre d’un pouvoir surnaturel, le mouvement s’est subitement arrêté. Des branches à moitié brisées semblent tenir encore par quelques liens secrets au tronc qui ne leur offre plus d’appui; des arbres déjà déracinés n’ont pas eu le temps d’arriver jusqu’à terre, et sont restés suspendus dans les airs. On écoute, on retient sa respiration avec crainte pour mieux saisir le moindre retentissement de l’existence; aucun son, aucun murmure ne parvient jusqu’à vous. Il nous est arrivé quelquefois en Europe de nous trouver égaré au fond d’un bois; mais toujours quelques bruits de vie venaient y frapper notre oreille. C’était le tintement éloigné de la cloche du village le plus voisin, les pas d’un voyageur, la hache du bûcheron, l’explosion d’une arme à feu, les aboiemens d’un chien, ou seulement cette rumeur confuse qui s’élève d’un pays civilisé. Ici non-seulement l’homme manque, mais la voix même des animaux ne se fait pas entendre. Les plus petits d’entre eux ont quitté ces lieux pour se rapprocher des habitations humaines, les plus grands pour s’en éloigner encore davantage; ceux qui restent se tiennent cachés à l’abri des rayons du soleil. Ainsi tout est immobile, tout dans les bois est silencieux sous leur feuillage; on dirait que le Créateur a, pour un moment, détourné sa face, et que les forces de la nature sont paralysées.

Ce n’est pas au reste dans ce seul cas que nous avons remarqué la singulière analogie qui existe entre la vue de l’Océan et l’aspect d’une forêt sauvage. Dans l’un comme dans l’autre spectacle, l’idée de l’immensité vous assiège. La continuité, la monotonie des mêmes scènes étonne et accable l’imagination. Nous avons retrouvé, plus