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vais me dissimuler qu’elle établissait une barrière de plus entre Godfrey et moi. Que de pensées à lui dont je n’avais pas le secret, ou que j’étais réduite à deviner derrière ses tristesses mal déguisées, son sourire parfois amer, son langage bref, précis, sans élans et sans abandon ! Un jour seulement, — et après deux mois de vie commune, — il me fut donné de jeter un coup d’œil rapide sur l’intérieur de cette âme toujours close et défendue.

Godfrey, qui faisait démarches sur démarches pour obtenir un nouveau commandement, nous avait entretenues toute la soirée de ses espérances, et Christine, avec un sourire, lui avait reproché de lui préférer une frégate. — Ne suis-je pas trop bonne de n’être pas jalouse ? lui disait-elle.

— Bonne et très bonne, répliqua Godfrey d’un ton plus affectueux qu’à l’ordinaire. Puissé-je vous récompenser un jour selon vos mérites !

Ensuite, et quand Christine nous eut laissés seuls : — Mon ambition vous paraît peut-être bizarre, me dit-il, assis en face de moi sur le coin d’une table ; mais d’abord, Swithy, songez à ces petits êtres qui vont grandissant si vite. Pour être au pair avec eux, il faut me dépêcher d’être amiral… Et puis ceci, voyez-vous, n’est qu’un des côtés de la question… À bord, j’oublie… j’oublie certaines pensées qui m’obsèdent à terre… Que m’importait, il y a quelques mois, sur la Manilla, si Blendon-Hall était ma propriété ou celle d’Owen Wyndham ?…

Ce nom fut prononcé avec un accent de haine tout particulier. Les sourcils de Godfrey s’étaient rapprochés, on devinait qu’il parlait les dents serrées.

— Ici, reprit-il, c’est autre chose… Chacune des privations qu’il faut imposer aux miens me rappelle amèrement que je suis déshérité… et pourquoi je le suis… Je ne me plains pas souvent,… je ne me plains jamais. C’est un des luxes que je m’interdis. Je n’en souffre pas moins, allez. Et encore la pauvreté, on s’y fait ; la mienne n’est pas intolérable, tant s’en faut… Mais si vous saviez ce que me coûte cet homme, à quels périls il m’a exposé !…

Mes yeux exprimaient sans doute à ce moment une ardente curiosité. — Écoutez, s’écria-t-il (et on voyait bien à la contraction de ses traits qu’il faisait violence, pour aborder ce récit, à ses résolutions les mieux prises) : on vous a peut-être dit que j’ai dû épouser Liban Annesley, et que ce mariage a manqué… Voici l’histoire…

Cette histoire, que Godfrey me raconta d’une voix brève, haletante, en s’interrompant à plusieurs reprises, était bien faite pour redoubler mon ressentiment contre Owen Wyndham. On en jugera.

« Présenté, reprit-il, à lady Annesley, en l’absence de son mari.