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m’avez données suffiront, je l’espère, à mon œuvre. Je ne vous demande donc quant à présent que le secret,... Le secret vis-à-vis de tous,... le secret surtout vis-à-vis de Christine. C’est une nature délicate, frêle, susceptible à l’excès de mélancolie et d’effroi. Promettez-moi qu’elle ne saura jamais rien de ce qui vient de se passer. Je pris de grand cœur l’engagement qu’il me demandait ainsi, et tout aussitôt, appelant les domestiques, auxquels il distribua une ample gratification, il envoya l’un d’eux chercher à l’auberge notre petit équipage. Nous échangeâmes à peine quelques paroles pendant notre voyage de retour; seulement, arrivés à Stonecliffe : — Je crains, me dit mon frère, que cette journée ne vous ait fait mal; vous êtes tout à fait bouleversée... Christine! ajouta-t-il, interpellant sa femme pour m’épargner les embarras d’une explication, votre sœur avait trop présumé de ses forces;... notre promenade l’a fatiguée outre mesure... Faites-lui servir le thé dans sa chambre, et ne la forcez pas à bavarder.

Par ces dernières paroles, il entendait sans doute me rappeler la promesse qu’il avait obtenue de moi. C’était à coup sûr un soin inutile. Ni ce jour-là, ni les suivans, nous ne fîmes aucune allusion à nos souvenirs de Blendon-Hall. En revanche je ne cessais de penser à ma mère. Elle ne m’avait jamais, pour ainsi dire, laissé le droit de l’aimer; je n’en éprouvais pas moins une douleur profonde en songeant à la destinée qui lui était faite, au danger qui désormais la menaçait, au rôle étrange que la Providence m’avait donné dans cette tragédie domestique. Jamais mon esprit ne put admettre qu’elle eût été l’instigatrice ou même, à vrai dire, la complice du crime commis le 12 septembre ; mais elle l’avait involontairement provoqué, elle en avait ensuite recueilli les fruits, et en quelque sorte s’en était ainsi rendue solidaire. Je savais quelle expiation lui avait été déjà infligée. Ni son mariage avec Owen Wyndham, ni la possession des biens distraits de l’héritage dû à mon frère, ne lui avaient procuré le bonheur qu’elle en attendait. Asservie d’une part aux caprices d’un maître impérieux, égoïste, dissolu, privée ensuite de presque tous les avantages attachés à l’opulence par la position équivoque où la vague réprobation du monde l’avait placée, certes elle connaissait depuis longtemps toutes les amertumes du repentir. Moi-même je l’avais fréquemment vue en proie à des accès d’abattement qu’elle mettait sur le compte de sa mauvaise santé, mais qui maintenant me semblaient expliqués par les remords dont à certaines heures elle devait être assaillie. Je la trouvais donc assez châtiée, et je sentais que, s’il m’eût été donné de voir la justice du ciel s’appesantir sur le meurtrier de mon père, j’aurais voulu qu’il tombât seul écrasé, quoiqu’il ne fût pas le seul coupable.