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cinateur qui la dominait et l’égarait, je sentis encore s’élever en moi un de ces orages de haine contre lesquels ne me défendaient assez ni la douceur naturelle à mon sexe, ni les saints préceptes qui nous font un devoir absolu du pardon.

Vers la fin de la saison, et alors que nous nous apprêtions à rentrer chez nous, mistress Elliott, qui allait, elle aussi, quitter Londres pour six semaines, voulut savoir de Christine si elle aurait quelque objection à garder sa maison pendant ce temps-là. Elle venait de changer sa femme de charge, et, méticuleuse à l’excès, il lui répugnait de laisser en des mains inconnues la direction de son ménage. Pendant que nous délibérions sur cette proposition, une lettre de Godfrey arriva qui nous annonçait son retour comme assez prochain. Il avait quelques affaires à régler avec l’amirauté, disait-il, et cette circonstance nous fit penser qu’il lui conviendrait fort de nous trouver encore dans la capitale. En tout cas, nous le reverrions ainsi quelques jours plus tôt, et cette circonstance fut décisive pour Christine. Nous acceptâmes donc l’espèce de mission que nous déférait mistress Elliott, et dès lors, la bonne dame partie, il nous fut donné d’assister à l’immense déménagement des quartiers fashionables de Londres à l’époque où la mode prescrit d’en sortir. Ce spectacle nous servait de distraction, et du haut de nos balcons nous nous amusions à compter les maisons de notre voisinage qui, l’une après l’autre, fournissaient leur contingent à l’émigration. Les enfans étaient naturellement de moitié dans cet innocent espionnage, et c’étaient eux qui nous signalaient « le départ du numéro 12 » ou « les apprêts du numéro 17. » dans la maison contiguë à la nôtre habitait une dame âgée dont nous ignorions le nom, et qui, pas plus que nous, ne paraissait songer à déserter Londres. Plusieurs fois, au déjeuner, nous avions cherché, par des hypothèses plus ou moins ingénieuses, à nous expliquer cette persistance exceptionnelle, et notre curiosité autorisant les bavardages de nos domestiques, nous avions appris que cette dame attendait son fils. Un jour que je m’apprêtais à partir pour les Kensington-Gardens avec mes petits neveux, qui, en attendant, jouaient ensemble sur le balcon, je fus appelée à grands cris par Philip. L’idée qu’un accident avait pu arriver me fit courir aussitôt du côté d’où partait sa voix, et ma confusion fut grande lorsqu’en arrivant à l’extrémité du balcon je m’entendis apostropher par ces mots : — Voyez! voyez donc, tante, le beau gentleman!... L’enfant terrible n’avait pas assez ménagé les intonations de sa voix criarde, car le « beau gentleman » dont parlait Philip, et qu’il me montrait du doigt sur le balcon voisin avec une imperturbable indiscrétion, se retourna vivement de notre côté. Je n’eus que le temps de saisir Philip par la main, et de le ramener dans l’appartement,