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encore moins à se défendre des Français, maîtres de presque tout son duché, que des seigneurs de sa cour, presque tous résolus à la livrer à ses ennemis, si elle n’acceptait pas l’époux que chacun d’eux voulait pour elle. Une anarchie sans exemple régnait en effet dans la cour vagabonde de la princesse, dont l’âme était déjà à la hauteur des situations les plus terribles comme des résolutions les plus héroïques. Chacun y manifestait avec impudeur la prétention de disposer de la main de sa souveraine, sous peine de traiter avec les Français. Le vicomte de Rohan entendait faire épouser à ses deux fils les deux filles de François II, comme si la France, qui l’employait à ravager sa patrie, lui eût permis de régner sur elle. Mme de Laval exerçait contre la princesse, élevée par elle, une persécution éhontée, afin de la contraindre à donner sa main à Alain d’Albret, son frère, malgré ses cinquante ans, ses huit enfans et sa face rubiconde, dont la fille n’avait cure, nous dit l’un des historiens de Charles VIII[1]; enfin le maréchal de Rieux, l’un des premiers auteurs des malheurs de son pays, penchait alternativement pour l’une ou l’autre de ces candidatures, pendant que la princesse, inspirée par l’instinct de ses devoirs envers ses peuples et fidèle à ce qui survivait encore des traditions politiques du dernier ministre de son père, se résolvait à prendre pour protecteur et pour époux Maximilien d’Autriche, ennemi naturel de la France, prince puissant et réputé très éclairé, vers lequel l’attiraient la délicatesse de ses goûts et la culture un peu recherchée de son esprit.

Cette résolution dut être accomplie dans le plus profond secret, car le palais de Nantes n’était plus qu’une prison où la princesse se trouvait gardée à vue par la félonie et par l’intrigue. Le mariage, conclu par procureur avec le roi des Romains[2], ne tarda pas pourtant à être divulgué, et la duchesse fut comme assiégée dans sa demeure par ses grands-officiers, tandis que deux nouvelles armées françaises pénétraient en Bretagne. Contrainte de s’enfuir pour se dérober aux poursuites de son tuteur et de sa gouvernante, la malheureuse princesse vit se fermer devant elle les portes de ses principales villes. D’Albret et le maréchal de Rieux la repoussèrent de Nantes, bientôt après livrée aux Français, et Anne fut réduite à soutenir dans les murs de Rennes un siège sans espoir. Vainement quinze cents Allemands, embarqués sur la Mer du Nord, furent-ils tardivement envoyés par Maximilien pour défendre sa femme; plus vainement encore cinq ou six mille Anglais tentèrent-ils un dernier effort afin d’arracher la Bretagne à la France. A peine débarqués, ces auxi-

  1. Jaligny.
  2. Quoique ce mariage n’ait jamais été consommé et qu’il ait dû être annulé deux ans plus tard, on conserve aux archives ducales quelques actes dans l’intitulé desquels la duchesse Anne de Bretagne prend la qualification de reine des Romains.