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l’apologie du crime, c’est un désordre moral plus grand encore. Ne sait-on pas que les assassinats terriens sont la malédiction de l’Irlande? Ne sait-on pas qu’ils ont achevé l’œuvre commencée par l’oppression, obligé les propriétaires à quitter leurs terres, justifié les duretés, chassé les capitaux et décuplé la misère? Ne sait-on pas que le plus souvent la victime n’est ni le propriétaire, ni l’intendant, ni l’Anglais, ni le protestant? Elle est le malheureux qui prend la ferme ou la place d’où un autre a été chassé; elle est le camarade, l’ami, le compatriote. J’ai été presque témoin, il y a quelques années, d’un crime de ce genre. Un vacher avait été renvoyé, un autre l’avait remplacé; le premier tua le second. Les assistans refusèrent de porter témoignage, et la femme de la victime dit que c’était assez d’un malheur, qu’il ne fallait pas en faire deux. Non loin du même lieu, sur une autre terre, un crime analogue a été commis l’année dernière. Un fermier à qui son bail interdisait la sous-location avait sous-loué quelques acres. On lui intima l’ordre d’observer les conditions de son contrat; il obéit, donna congé au sous-locataire, et fut assassiné. Le propriétaire menaça aussitôt d’expulser de sa terre tous ceux qu’il soupçonnait d’avoir été complices du crime, et n’exécuta pas sa menace. Dans un article publié ce printemps par un ecclésiastique français[1], on justifie cet assassinat; on accuse le propriétaire d’avoir été, par sa dureté, l’instigateur du crime, et on recommande son nom à l’indignation de l’Europe civilisée. De tels articles sont traduits et colportés dans les chaumières d’Irlande. Des malheureux qui ne savent pas qu’il y a des passions de plus d’un genre y voient le témoignage d’étrangers impartiaux! Je ne dirai qu’une chose : c’est que le clergé catholique d’Irlande n’a pas de ces complaisances pour le crime.

Deux faits sont caractéristiques. On signe à cette heure en Irlande une pétition pour demander le rappel de l’union avec l’Angleterre, et une épée a été offerte, au nom de l’Irlande opprimée, au maréchal Mac-Mahon, descendant des rois d’Irlande, par un comité dont le président est, si je ne me trompe, quelque peu roi d’Irlande lui-même. L’Angleterre ayant proclamé que les peuples avaient le droit de s’unir ou de se séparer suivant que le décide le suffrage universel, il était d’assez bonne guerre de la mettre en demeure d’appliquer chez elle ses principes. Si l’affaire avait été sérieusement conduite, elle aurait placé l’Angleterre dans une situation embarrassante; mais en Irlande on ne poursuit pas un but, on ne veut qu’exhaler ses sentimens. Les passions s’amoncellent comme les nuages du ciel; il semble qu’elles vont tout emporter: elles tom-

  1. Le Correspondant.