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tolérance, — en Irlande, l’esprit anglais représente le progrès, et l’esprit irlandais la routine. Ce n’est pas que les Irlandais ne soient vifs, spirituels, prompts à la réplique, amoureux d’aventures. Ils excellent dans les sciences, les arts et la littérature. L’université de Dublin égale Oxford et Cambridge. Le barreau de Dublin surpasse celui de Londres. Les médecins de Dublin ne le cèdent en science à ceux d’aucun pays. Il y a de bons agriculteurs et d’habiles industriels. D’un autre côté, les Anglais qui viennent chercher fortune en Irlande n’apportent pas tous des connaissances ou des capitaux; ces gens croient qu’on est né cultivateur et industriel quand on est né Anglais, comme il suffit d’être né Français pour se faire, en pays étranger; maître de danse, cuisinier ou professeur d’art militaire. Néanmoins, en dépit des exceptions, l’esprit anglais représente en Irlande le progrès, et l’esprit irlandais la routine. Tout libéral, tout homme qui aime l’Irlande par amour de la justice et non par haine contre l’Angleterre, qui souhaite voir la terre poétique du malheur sortir de son linceul de misère, doit être pour les Irlandais et pour l’esprit anglais en Irlande. En face d’une confusion et de divisions égales à celles qui, sur les pentes du Liban, mettent les armes aux mains des Druses et des Maronites, il faut jeter un voile sur le passé, saisir le présent et songer à l’avenir. C’est une chose triste à penser et presque dure à dire : l’oubli est le salut de l’Irlande; qu’elle consente à oublier, et elle est sauvée. Considérons donc les choses en elles-mêmes, et demandons à la liberté l’usage qu’elle a fait de l’héritage légué par l’oppression.

Je sens tout ce qu’il y a de douloureux dans les souvenirs de la partie catholique de l’Irlande, qui est pour nous l’Irlande tout entière; je comprends la révolte des cœurs. Il est insupportable d’entendre des Anglais accuser une race et une religion des maux que l’oppression anglaise a causés, et l’on ne saurait nier qu’il existe dans une portion du protestantisme anglais et irlandais la pensée impie de déraciner le catholicisme en Irlande à la faveur de la misère et au moyen de la corruption; mais quels reproches l’Irlande peut-elle adresser au gouvernement anglais? Où sont les griefs actuels? Je n’en connais qu’un seul : les terres et les dîmes du clergé catholique entre les mains du clergé anglican. Ce grief est grave; il rappelle le souvenir de tous les griefs disparus. Lorsque l’on confisqua les biens du clergé en France, on les vendit au profit de l’état, au profit de tous; ensuite l’état s’est chargé de subvenir aux frais du culte. Lorsque les biens du clergé catholique furent en Angleterre distribués, partie au clergé anglican, partie à des laïques, la nation presque entière changea de religion. Fn Irlande, la majorité est restée ou est redevenue catholique, et les biens du clergé ont été donnés au culte anglican. Ce n’est pas là une de ces injustices que le temps efface et