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d’une voix lente et plaintive des lambeaux de prières, des vers estropiés, des restes d’hymnes appris de quelque autre nègre dans une plantation du nord. À chaque instant s’élevait le rire cruel de ses maîtres, les plaisanteries se croisaient autour de lui ; mais il continuait impassible ; il fallait contenter le maître, et ne pas être sensible à l’injure. Chose fatidique cependant ! le pauvre esclave n’avait jamais appris et pendant plus de vingt ans n’avait récité qu’un seul sermon, et ce sermon, où les mêmes phrases revenaient constamment, avait pour texte la parabole du mauvais riche : « Oui, s’écriait l’esclave avec la plus étrange naïveté, vous êtes riches, vous êtes puissans, vous avez de l’or et de l’argent, et vous vous roulez sur les pierres précieuses, vous avez des voitures et des chevaux et toutes les joies de ce monde. Tous vous envient ; mais souvenez-vous que cette nuit même votre vie vous sera redemandée. Et vous serez damnés à tout jamais, vous irez dans l’étang de feu et de soufre, vous serez brûlés du feu qui ne s’éteint point, et rongés du ver qui ne meurt point, tandis que le pauvre nègre ira dans le sein d’Abraham, et sera consolé par le bon Dieu de ses misères et de ses souffrances ! » Ces paroles de l’esclave me faisaient frissonner ; elles me semblaient retentir comme un premier appel à la révolte et au massacre ; mais elles étaient tellement entrecoupées de hoquets et chantées sur un récitatif tellement étrange, que le sens en était presque complètement perdu pour les auditeurs. Et d’ailleurs les maîtres n’eussent jamais daigné comprendre les allusions naïves faites par le misérable esclave. Les rires ne cessèrent pas un seul instant, et quand le prêcheur descendit de son tonneau, la maîtresse de la maison lui fit donner une paire de pantalons et un verre de brandy. Il se confondit en remercimens devant celle qu’il venait de condamner au feu éternel.

Ainsi, même du fond de cet affreux avilissement, du sein de ces cérémonies religieuses dans lesquelles les esclavagistes voient une de leurs meilleures sauvegardes, surgit une voix prophétique de vengeance et de rétribution. Ces quatre millions d’hommes si doux et si paisibles aujourd’hui peuvent dans un avenir prochain se relever avides et farouches. Défendue par le frein du travail, la terreur organisée, les divisions intestines des nègres, les mœurs sociales, le gouvernement et les puissantes corporations religieuses, l’iniquité de l’esclavage peut avoir une fin, car elle porte en elle-même le germe de sa propre destruction. Quels sont les moyens de défense du parti esclavagiste ? quelles seront ses chances dans la lutte terrible qu’on peut aujourd’hui prévoir ? C’est ce qui mérite une étude à part.


ELISEE RECLUS.