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peut avoir de mauvais momens ! La jeune fille accepta donc le paquet d’aiguilles anglaises, et le plaça dans sa pochette en disant : — Merci, Mathurin, bien obligée… — Et elle s’éloigna précipitamment, craignant d’avoir témoigné trop de bienveillance à Mathurin, qui, pour avoir la réputation de mener des loups, n’en était pas moins un jeune garçon d’assez bonne mine pour qui ne le regardait pas avec des yeux prévenus.

Comment Mathurin Burgot, dit Tue-Bique, parce qu’il tuait parfois des chèvres pour en préparer les peaux, avait-il acquis la triste renommée de meneux de loups ? Personne ne l’a jamais su. Il suffit parfois dans les campagnes qu’un homme ait une physionomie singulière ou des allures étranges pour que la qualification de sorcier lui soit généralement appliquée. Celui-ci est appelé meneux de loups, parce qu’il vit misérablement à l’écart ; celui-là est en butte aux défiances de tous ses voisins, parce qu’il réussit dans ses récoltes et dans l’élève des bestiaux. Il en est d’autres qui héritent de cette réputation aussi naturellement qu’un fils hérite du nom de son père, et c’était le cas pour Mathurin Tue-Bique. Ses parens, mendians de profession, étaient venus des confins de la Bretagne. Après plusieurs années d’une existence misérable, ils avaient fini par bâtir de leurs mains la maisonnette qu’il habitait lui-même, et ces pauvres gens, auxquels personne n’osait refuser un morceau de pain ou une pièce d’un son dans la crainte de s’attirer un maléfice, avaient légué à leur fils, en mourant, une demeure quelconque, un petit champ, un mobilier passable… et la renommée de meneux de loups. De là venait que l’on regardait comme riche ce fils de mendians, et pourtant il ne pouvait aller de pair avec le plus pauvre métayer de la paroisse.

Mathurin fréquentait les foires pour vendre et acheter des vaches qui se nourrissaient en paissant le long des fossés, sans rien coûter à leur maître. L’herbe des landes et des chemins de traverse servait aussi de pâture à son cheval. Actif, intelligent et sobre, Mathurin amassait patiemment un petit pécule. Il vivait dans une parfaite indépendance, courant les marchés et les foires, marchant la nuit et dormant le jour, ce qui contribuait à lui donner un mauvais renom. Les gardes champêtres, sur les terres desquels il braconnait sans relâche, prenant lièvres, perdreaux et lapins dans des pièges de toute sorte, le redoutaient particulièrement, bien qu’il n’eût ni poudre, ni plomb, ni fusil ; mais ils affirmaient que leurs chiens frissonnaient de loin en approchant des loups qu’il traînait à sa suite. La seule personne qui l’abordât sans trahir trop de frayeur, sans témoigner trop d’embarras, c’était Jeanne l’ouvrière, non pas qu’elle ne considérât Mathurin comme un peu sorcier, mais elle avait confiance dans son