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la morale et de la religion, il regardait d’un œil pacifique la diversité des communions chrétiennes. A coup sûr il n’était pas indifférent sur le fond, car il avait l’esprit profondément religieux, mais il était indifférent sur les formes. La religion catholique, avec ses dogmes précis et bien liés, avec son autorité toujours présente, avec la suite imposante de ses conciles, plaisait à son grand et sage esprit, amoureux de l’harmonie et de l’unité. Né catholique, il serait resté dans sa communion; mais, élevé dans l’église luthérienne et connaissant les sérieuses raisons d’être du protestantisme, il n’avait aucun motif essentiel d’abjurer sa communion. Il planait au-dessus des sectes dans une tranquillité parfaite, au sein d’un spiritualisme sublime où les mystères de la foi, librement interprétés, se conciliaient sans trop d’effort avec les données de la science.


II.

Demandons-nous maintenant quelle était cette grande doctrine où Leibnitz recueillait son âme à l’abri des discordes humaines. Et d’abord cherchons par quels degrés successifs il s’était élevé si haut. Leibnitz en effet ne s’est pas formé en un jour. Il lui a fallu plus de vingt ans pour s’assimiler toutes les pensées fécondes des siècles antérieurs et pour entrer en pleine possession de ses propres pensées. J’ai entendu des gens d’esprit soutenir que la philosophie ne se fait bien qu’avant trente ans. C’est, dit-on, l’âge de la spontanéité et de la liberté. Passé ce terme, on est ressaisi par les préjugés et les ambitions vulgaires. Je n’opposerai à cet ingénieux paradoxe que l’exemple de Leibnitz et deux autres petits faits du même genre. A quel âge Platon a-t-il écrit son livre le plus hardi et le plus complet? A quatre-vingts ans. Près de mourir, il retouchait encore pour la sixième fois le préambule de sa République. Je passe de Platon à un génie plus sévère, mais non pas moins audacieux, Emmanuel Kant. Nous le voyons, pendant les trente premières années de sa carrière, flotter à tout vent de doctrine, aller de Wolf à David Hume. Un jour enfin il se recueille, se tait longtemps, et après une lente et profonde incubation il publie la Critique de la Raison pure. C’était en 1781; Kant avait cinquante-sept ans. L’éclosion de Leibnitz se fit plus vite. Il faut bien que son génie fût précoce, car il n’attendit que d’avoir quarante ans. Nous accorderions très-volontiers ce terme aux génies précoces de notre temps pour leur voir produire une idée nouvelle.

Leibnitz raconte lui-même, dans une autobiographie récemment découverte, que dès le collège il se plongeait avec passion dans la philosophie d’Aristote, qu’il devait plus tard réhabiliter. « Je faisais