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Ces grands personnages sont ceux que j’ai nommés : Arnaud, Malebranche, Huyghens et quelques autres, parmi lesquels le savant contradicteur de Descartes, Huet; mais il faut y joindre surtout Newton et Collins, car dans le cours des quatre années dont parle Leibnitz, de 1672 à 1676, il fit le voyage d’Angleterre, vit Newton et ses amis de Cambridge et de Londres. A partir de cette époque, après le voyage de Londres et les longues méditations de Paris, je vois Leibnitz, de 1676 à 1686, prendre de plus en plus son parti et déclarer la guerre aux cartésiens. A la première période de son génie, période d’initiation, succède la seconde, la période de critique et d’opposition.

Ce sont d’abord de vives attaques sur des points particuliers. Tantôt il fatigue Malebranche de ses objections contre la théorie cartésienne du mouvement général de l’univers; tantôt, passant à La Haye, il va voir Spinoza, et l’assiège, après dîner, de mille objections[1]. Vers 1684, il passe enfin de la guerre d’escarmouche à la grande guerre, et déclare que la philosophie de Descartes est radicalement erronée, et qu’elle porte le spinozisme dans ses flancs. C’est que sa période critique est terminée : du même coup, il a marqué le point faible de la philosophie de Descartes et posé sa grande idée, l’idée dynamique, principe d’une philosophie nouvelle. Dès 1685, je le trouve en pleine possession de ce principe avec toute la suite de ses développemens essentiels ; il est entré dans sa période définitive, la période d’organisation.

«J’approuve fort, écrit-il à Thomas Burnet, ce que vous dites, monsieur, de la méthode de M. Locke de penser et de repenser aux choses qu’il traite. C’est aussi fort ma méthode, et je n’ai pris parti enfin sur des matières importantes qu’après y avoir pensé et repensé plus de dix fois, et après avoir encore examiné les raisons des autres. C’est ce qui fait que je suis extrêmement préparé sur les matières qui ne dépendent que de la méditation. La plupart de mes sentimens ont été enfin arrêtés après une délibération de vingt ans, car j’ai commencé bien jeune à méditer, et je n’avais pas encore quinze ans quand je me promenais des journées entières dans un bois pour prendre parti entre Aristote et Démocrite. Cependant j’ai changé et rechangé sur de nouvelles lumières, et ce n’est que depuis environ douze ans que je me trouve satisfait et que je suis arrivé à des démonstrations sur ces matières qui n’en paraissent pas capables. » Cette lettre fixe le point culminant de la carrière de Leibnitz : elle est datée en effet de 1697, d’où il suit que 1685 est l’époque de la formation définitive de son système.

  1. Réfutation inédite de Spinoza par Leibnitz, préface de l’éditeur, p. 64.