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la formule hégélienne : L’être n’est qu’un éternel devenir. Je dis à ces savans hommes : Vous avez une mortelle peur des opinions vulgaires, vous voulez être originaux ; mais vous ne faites après tout qu’exagérer les principes d’une école voisine que vous maltraitez volontiers, l’école historique. Vous voulez donner à la science pour base l’érudition, soit; mais l’érudition ne se suffit pas à elle-même. Vous savez ce que les diverses races d’hommes ont pensé du beau, du juste, du divin; mais vous ne savez pas ce qu’il faut en penser, et vous ne voulez pas qu’on s’en inquiète. Vous oubliez que la critique n’est possible et féconde que pour qui a un critérium. Or où est votre critérium en philosophie, en politique, en esthétique? Hegel du moins ne s’est pas arrêté au devenir, il en a cherché la loi; mais vous, de Hegel vous reculez à Héraclite. Souvenez-vous qu’après Héraclite sont venus Protagoras et Pyrrhon. Vous êtes des critiques sans critérium, c’est-à-dire des sceptiques, et le scepticisme, dans la pratique, c’est l’indifférence.

Et puis prenez-y garde : l’habitude hégélienne de voir partout des contradictions, de les créer sans raison, de les résoudre sans rigueur, est une habitude sophistique. On en voit des traces chez Hegel, à plus forte raison chez ses disciples[1]. L’habitude aussi de s’imaginer qu’il y a deux logiques, celle du vulgaire, à qui le principe de contradiction suffit, et puis une logique transcendante, qui nous élève au-dessus du sens commun et où les contradictions ne sont plus qu’un jeu, cette habitude donne une superbe et une outrecuidance fâcheuses. On en viendrait, comme les Thrasymaque et les Prodicus, à croire que le critique, faisant à son gré le beau et le laid, le vrai et le faux, tirant l’être du néant et le néant de l’être, est une espèce de créateur, de tout-puissant. Il y a là une ivresse des plus dangereuses : dans les esprits supérieurs, cela tourne à l’exaltation; dans les esprits simplement distingués, c’est un ridicule.

Si l’abus de la critique mène à l’indifférence et à l’orgueil, le culte exclusif des sciences positives produirait pis encore, car j’aime mieux l’exaltation orgueilleuse de l’esprit que son abaissement. L’hégélianisme, qui enivre certaines intelligences, a le triste privilège de produire également l’effet contraire. Cela se conçoit : s’il n’y a pour l’homme d’autre horizon que celui de ce monde, si au-delà de l’univers sensible rien n’existe que l’insaisissable absolu, qui en lui-même n’est qu’une abstraction creuse et ne se réalise qu’en prenant un corps dans l’espace et dans le temps, il est clair que la métaphysique n’a plus d’objet. Il faut laisser l’âme et Dieu aux enfans et aux femmes, et la véritable théodicée consiste à étudier, non pas les at-

  1. Voyez les écrits de M. Proudhon, particulièrement le Système des Contradictions économiques.