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REVUE. — CHRONIQUE.

passion sauvage et tant soit peu équivoque a failli compromettre la réussite de l’ouvrage, si, comme nous l’avons déjà dit, le public n’eût décidé d’avance que la Circassienne serait un succès, et le succès fut. C’est par les détails de la mise en scène, par l’entrain de certains épisodes, par des mots plus ou moins spirituels, par la hardiesse de ses dénoûmens, que M. Scribe sauve le plus souvent l’invraisemblance de ses comédies d’intrigue, que nous sommes toujours étonné de voir mettre en musique. Eussions-nous le génie créateur que Dieu nous a refusé, il nous aurait été impossible de trouver une idée sur la plupart des libretti qui ont si heureusement inspiré M. Auber. Ces deux hommes étaient prédestinés à la longue et féconde alliance qui dure depuis un demi-siècle, au grand contentement du public français et de celui d’une grande partie de l’Europe.

Parler de M. Auber est chose facile et agréable pour un critique qui n’a point emprisonné son goût dans une école particulière, ni dans une forme exclusive de l’art. S’il nous convenait de répondre à des contradicteurs subalternes et sans autorité qui veulent bien quelquefois nous prendre à partie dans leurs menus propos, nous leur prouverions aisément que jamais un artiste de mérite ne nous a trouvé insensible à ses efforts, et que personne n’a l’enthousiasme plus facile que nous pour les choses et les hommes qui méritent d’être admirés. Si les injures ne peuvent jamais être prises pour des raisons, les éloges débités à tout venant et à tout propos, sans honte et sans remords, ne seront jamais confondus avec les appréciations d’une critique mesurée qui respecte son lecteur, qui sait d’où elle part et le but qu’elle veut atteindre. La France a pu produire de plus grands musiciens que M. Auber, tels que Méhul par exemple et surtout Hérold ; mais elle n’a jamais rencontré un compositeur plus sympathique à son humeur volage et légère, mieux inspiré de son esprit aimable, gai et frondeur, et plus apte à exprimer en musique, non le sentiment profond de l’amour, qui n’est guère dans son tempérament, mais cette fleur de galanterie qui règne dans la langue et dans la nation depuis la formation de la société polie. L’auteur du Domino Noir, de Fra Diavolo, de la Muette et de trente ouvrages connus et devenus populaires est une imagination riante et facile, un musicien élégant rempli de mélodies heureuses, un harmoniste exquis, un bel esprit tempéré de grâce, un galant conteur de propos aimables, qui ne se fâche de rien et se console aisément, qui vous amuse et vous enchante sans transports et sans grands éclats de rire.

L’ouverture de la Circassienne n’est pas une des meilleures qu’ait écrites M. Auber, qui en a fait de si jolies. Composé d’un motif gracieux que l’auteur utilisera plus tard au second acte, ce morceau symphonique ne mérite pas d’être autrement remarqué. Le premier chœur, que chantent des soldats russes attablés sous une espèce de hangar tout couvert de neige, contient une jolie phrase, qui, reprise par la voix de ténor du lieutenant Zoubof, se développe avec grâce. Le second chœur, chanté par les mêmes soldats, — Bravo ! bravo ! — est mieux encore, et la fin surtout, où le premier motif est rafraîchi par une modulation furtive dans le mode mineur, est d’un effet ravissant. La petite romance d’Adolphe et Clara est très habilement encadrée dans un ensemble dont la péroraison est d’une tournure fort élégante. Une romance dans laquelle le lieutenant Zoubof, surpris sous