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acharnent. C’est une succession de martyrs. Cabot, le premier, n’est sauvé que par la révolte de son équipage, qui l’empêche d’aller plus loin. Brenz meurt de froid, et Willoughby de faim. Cortereal périt corps et biens. Hudson est jeté par les siens, sans vivres, sans voiles, dans une chaloupe, et l’on ne sait ce qu’il devient. Behring, en trouvant le détroit qui sépare l’Amérique de l’Asie, périt de fatigue, de froid, de misère, dans une île déserte. De nos jours, Franklin est perdu dans les glaces ; on ne le retrouve que mort, ayant, lui et les siens, subi la nécessité terrible d’en venir à la dernière ressource (de se manger les uns les autres) !

Tout ce qui peut décourager les hommes se trouve réuni dès l’entrée de ces navigations du nord. Bien avant le cercle polaire, un froid brouillard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre de givre. Les cordages se raidissent, les voiles s’immobilisent ; le pont est glissant de verglas, la manœuvre difficile. Les écueils mouvans qu’il faut craindre se distinguent à peine. Au haut du mât, dans sa logette chargée de frimas, le veilleur (vraie stalactite vivante) signale de moment en moment l’approche d’un nouvel ennemi, d’un blanc fantôme gigantesque, qui souvent a deux cents, trois cents pieds au-dessus de l’eau. Mais cette procession lugubre qui annonce le monde des glaces, ce combat pour les éviter, donnent plutôt envie d’aller plus loin. Il y a dans l’inconnu du pôle je ne sais quel attrait d’horreur sublime, de souffrance héroïque. Ceux qui, sans tenter le passage, ont seulement été au nord et contemplé le Spitzberg en gardent l’esprit frappé. Cette masse de pics, de chaînes, de précipices, qui porte à quatre mille cinq cents pieds son front de cristaux, est comme une apparition dans la sombre mer. Ses glaciers, sur les neiges mates, se détachent en vives lueurs, vertes, bleues, pourpres, en étincelles, en pierreries, qui lut font un éblouissant diadème.

Pendant la nuit de plusieurs mois, l’aurore boréale éclate à chaque instant dans les splendeurs bizarres d’une illumination sinistre : vastes et effrayans incendies qui remplissent tout l’horizon, éruption de jets magnifiques ; un fantastique Etna, inondant de lave illusoire la scène de l’éternel hiver !

Tout est prisme dans une atmosphère de particules glacées, où l’air n’est que miroirs et petits cristaux : de là de surprenans mirages. Nombre d’objets, vus à l’envers pour un moment, apparaissent la tête en bas. Les couches d’air qui produisent ces effets sont en révolution constante : ce qui devient plus léger monte à son tour et change tout. La moindre variation de température abaisse, élève, incline le miroir ; l’image se confond avec l’objet, puis s’en sépare, se disperse ; une autre image redressée monte au-dessus, une troisième