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nouvel accès de transport au cerveau le saisit sans doute, car il profita de l’obscurité pour s’habiller et quitter le bungalow. Quelques heures après, l’inconnu m’accostait sur la grande route. Le juge de Futtehgur, qui avait assisté aux représentations données à Meerut par les artistes voyageurs, a reconnu le patient du docteur James pour celui des deux que le programme désignait sous les noms et qualités de M. Vinet, ex-premier ténor de l’Académie impériale de musique. Le juge prétend de plus que le signalement donné par le konsommah du bungalow s’applique parfaitement au signor Carabosso, dont les tours de main ne formaient pas, à son avis, la moindre attraction des soirées données par les deux artistes. Ces renseignemens sont confirmés par un papier trouvé sur mon compatriote : les fragmens incomplets d’une lettre adressée à M. Vinet par la maison Hémond de Batavia, lettre qui devait, suivant toute apparence, accompagner une traite sur la banque du Bengale. Outre ces fragmens de lettre, la poche de l’habit du malade renfermait un paquet cacheté, avec cette suscription : Papiers à ouvrir après ma mort. Fyzabad, 17 mai 1854.

Tu comprends facilement que, quelle que fût notre curiosité, le docteur James et moi avons dû respecter le cachet qui scelle encore à l’heure qu’il est le mot de cette douloureuse énigme. Comme tout est mystère autour du pauvre diable, je te serais bien reconnaissant si, par l’entremise de notre ami A…, qui cultivé depuis plus de vingt ans le personnel chantant et dansant de l’Opéra, tu peux faire signaler aux parens ou aux amis du pauvre Vinet l’état lamentable où il se trouve en ce moment. Inutile d’ajouter qu’en arrivant à Calcutta, mon premier soin a été de m’informer des faits et gestes de ce signor Carabosso, qui a si lâchement abandonné son camarade à l’agonie ! Sans avoir relevé d’une manière certaine le pied de cet individu, je suis porté à croire qu’il n’a fait qu’un très court séjour dans la cité des palais, et s’est embarqué sur un vapeur à destination de l’Australie, via Singapour.

Il est temps de terminer cette longue lettre, ce que je ne peux faire cependant sans t’envoyer, comme toujours, l’expression de ma tendre et sincère amitié.


MADELEINE DEMÈZE A CLAUDE DE MARNE.
Tjikayong, 2 août 1854.

Cher et excellent ami, les dernières malles d’Europe né m’ont point apporté de vos nouvelles, et je me plaindrais de ce silence inaccoutumé, si je ne connaissais les agitations de la vie parisienne, si je n’étais surtout bien convaincue que ni le temps ni l’absence ne peuvent porter atteinte à la tendresse dont vous m’avez donné tant de preuves.