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les Russes coururent encore un grand péril. Pour gagner la route de Moscou sans rester exposé au feu de l’artillerie française, qui, suivant la rive opposée du Dniéper, commandait la route directe (celle de Dorogobouge), Barclay de Tolly avait pris des chemins de traverse. Encombré sur ces routes étroites par ses bagages et son artillerie, il pouvait se trouver devancé, coupé. Il faillit l’être à Loubino. Il l’eût été infailliblement, si Ney, lancé à sa poursuite, n’était resté indécis toute la matinée du 19 sur la véritable direction de l’armée russe. Dans l’après-midi seulement, Napoléon survint et lui indiqua le point où devaient se porter ses coups. Ney alors se jeta sur les traces de la division qui devait appuyer les quatre régimens de Cosaques chargés d’occuper le pont de Loubino, c’est-à-dire le débouché de la seconde colonne russe. Il l’atteignit devant le château de Valoutina, où s’engagea l’un des plus sanglans combats de cette sanglante époque. Culbutés deux fois et refoulés d’un plateau à l’autre, les Russes, comprenant qu’il s’agissait du salut de l’armée, se reformaient sans cesse et résistaient vaillamment. Ils étaient cependant écrasés, et le défilé de Loubino allait tomber dans nos mains, lorsque Barclay de Tolly lui-même, averti par la canonnade, accourut avec toute l’arrière-garde, et, se jetant l’épée à la main au milieu des fuyards, les ramena bravement sous le feu. La victoire ou la mort ! criait-il, et certes il n’y avait guère d’autre alternative. Dans le groupe d’officiers-généraux et d’aides-de-camp qui répétaient ce cri et chargeaient avec le chef de l’armée russe, sir Robert Wilson était au premier rang.

Sa mission cependant n’était pas de combattre, et il n’était là qu’en amateur. Aussi presqu’immédiatement après la terrible affaire de Valoutina-Gora quitta-t-il, pour se rendre à Saint-Pétersbourg, l’armée russe, qui reculait toujours, cherchant sur la route de Viazma un nouveau terrain à disputer. En chemin, il rencontra le vieux Rutusov, qui allait prendre le commandement à la place de Barclay de Tolly, devenu impossible, comme on dit aujourd’hui.

Vainement la tactique suivie par ce général indécis, mais sage, avait-elle, même au sein de l’état-major, l’appui des meilleures têtes. Contre elle se déchaînaient les passions aveugles, l’orgueil national, la jalousie professionnelle, les ambitions en éveil. Une véritable insurrection couvait dans les rangs supérieurs de l’armée. Ceux-ci voulaient Beningsen pour chef, ceux-là Bagrathion. Les choses en étaient au point que Beningsen, craignant d’être mis de force à la place de Barclay de Tolly, se retirait à quelques marches en arrière du camp pour se dérober aux dangers de cette élection militaire. Bref, cherchant d’un commun accord à faire arriver leurs griefs et leurs vœux aux oreilles du tsar, les généraux russes ne