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dont il avait, hélas ! donné lui-même le funeste exemple, transportaient Napoléon de colère. Il sentit surtout vivement le tort que l’acceptation de pareilles clauses ne pouvait manquer de lui faire dans l’esprit du peuple. «… Les Bourbons pouvaient accepter la France de 1790, ils n’en avaient pas connu d’autre ; mais lui qui avait reçu de la république la France avec le Rhin et les Alpes, que répondrait-il aux républicains du directoire s’ils lui renvoyaient la foudroyante apostrophe qu’il leur avait adressée au 18 brumaire ?… On lui demandait donc l’impossible, car on lui demandait son propre déshonneur[1]. »

Dans la bouche du héros d’un drame imaginaire, semblables paroles sont à coup sûr d’un effet noble et touchant ; mais, quand un homme a pris à son compte les destinées de tout un peuple, il n’est pas libre de les identifier à ce point avec le culte égoïste de sa propre renommée. Pour grands que l’on veuille faire les droits du génie en ce monde, c’est aller trop loin que de lui permettre de sacrifier par milliers la vie de ses semblables afin de rehausser, en désespoir de cause, la gloire personnelle d’une chute inévitable. Que penser surtout de celui qui, après avoir hautement proclamé ces fibres résolutions, ne saurait pas y persister ? En traitant à Châtillon, l’empereur n’avait voulu que gagner du temps et se procurer le bénéfice d’un armistice. Les arrangemens qu’il avait chargé le duc de Vicence d’offrir aux puissances étrangères, de l’avis de M. Thiers, n’étaient pas soutenables. Au moyen d’oiseuses négociations, il avait compté surprendre ses ennemis. Dans l’espoir de remporter sur eux quelques signalés avantages qui lui avaient jusqu’alors fait défaut, il n’avait pas encore envoyé à Paris les bulletins de l’armée. Les combats de Brienne et de La Rothière, quoique brillans pour l’honneur de nos troupes, s’étaient terminés par une retraite ; il lui était impossible de les donner pour des victoires. La campagne avait mal débuté ; le découragement contre lequel luttait son âme énergique avait gagné ses lieutenans ; sur leurs instances réitérées, il se décida enfin à envoyer, le 5 février, carte blanche au duc de Vicence. Les termes de la lettre dictée au duc de Bassano, comme l’observe fort bien M. Thiers, étaient de la part de l’empereur une ruse singulière envers lui-même, envers M. de Caulaincourt, envers l’honneur tel qu’il le comprenait, car dans l’état des choses il ne concédait rien, ou bien il concédait l’abandon des frontières naturelles[2].

Quoi qu’il en soit, la surprise du duc de Vicence fut extrême en

  1. M. Thiers, t. XVII, p. 269.
  2. M. Thiers, t. XVII. p. 271.