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aurait dérivé dans d’autres eaux. Expliquer le surnaturel par la nature, c’est le détruire. Le surnaturel ne se soutient que par des raisons à lui.

Passons maintenant au dogme de l’expiation. Ce mot, jusqu’à nos jours, semble n’avoir appartenu dans son sens rigoureux qu’à la langue des religions positives. Joseph de Maistre est le premier, je crois, qui l’ait fait descendre dans le domaine de la philosophie en lui trouvant une application dans les grands drames de l’histoire. Il y a en effet dans l’humanité un élément tragique, il y a dans l’histoire un phénomène universel, immense, continu, qui s’appelle la souffrance, et il valait la peine que la philosophie l’envisageât de près, puisqu’il nous enveloppe de toutes parts. Il assiège nos portes, pullule dans les ateliers du travail, dans les forteresses du châtiment, sévit dans les discordes civiles, sur les champs de bataille ; des races entières lui sont livrées comme une proie. Sous sa forme la plus extrême et la plus solennelle, il se manifeste par l’effusion volontaire du sang humain. Deux actes surtout, considérés comme nécessaires, le résument, le consacrent, l’élèvent comme une affreuse idole sur la base même des lois : la peine de mort et la guerre.

Ceux-là ont bien mal compris la théorie de Joseph de Maistre, qui lui reprochent, dans un sentiment hostile, d’avoir écrit le panégyrique de ces deux sanglantes opérations, incessamment accomplies dans les sociétés, les plus civilisées aussi bien que dans les plus barbares, le supplice et la guerre. Il les constate, voilà tout, et s’il les juge nécessaires, n’est-il pas d’accord en cela avec toutes les nations qui les pratiquent ? Bien loin d’en faire le panégyrique, toute sa pensée repose sur ceci ; qu’elles sont contre nature et « absolument inexplicables par les sentimens innés à l’homme. » C’est sur cela même qu’il s’appuie pour prouver qu’elles ne peuvent être qu’un châtiment, et puis de ce châtiment, qui pèse et a toujours pesé sur l’humanité entière ! il conclut de nouveau au crime primitif. C’est donc encore ici dans l’histoire qu’il va lire le dogme ; ces larges effusions de sang, la guerre et le supplice, c’est l’expiation réalisée par les peuples sur eux-mêmes. C’est dans cette vue qu’à propos de la guerre surtout, il amasse tant de considérations frappantes, originales, et assez embarrassantes en effet pour la froide raison, quand elle rase la terre et ne cherche qu’ici-bas la loi des choses. Il pose d’abord ce principe, que, « l’homme étant donné, avec sa raison, ses sentimens et ses affections, il n’y a pas moyen d’expliquer comment la guerre est possible humainement. » Et pourtant avec quelle incroyable facilité les peuples s’y laissent entraîner, lors même qu’ils n’y voient pour eux aucun intérêt ! Pour couper les barbes des Russes, Pierre le Grand eut besoin de toute la force