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dans le onzième entretien, qui est assurément ce qu’une plume croyante a pu écrire de plus extraordinaire. Ici encore, il est vrai, il aura soin de laisser la parole au sénateur, c’est-à-dire à un Russe, à un schismatique, un peu atteint même d’illuminisme[1], et de cette précaution transparente on a voulu conclure, pour atténuer tant d’audace, que Joseph de Maistre n’avait point exprimé dans ces étonnantes pages sa pensée propre, mais bien celle de quelque illuminé. C’eût été une singulière façon de finir son livre. Sans nous arrêter à cette objection, qui tombe d’elle-même, tâchons d’analyser rapidement ce morceau décisif, qui nous donne la clé de tout l’ouvrage et nous expliquera tout l’homme.

« L’homme, dit-il, semble de nos jours ne pouvoir plus respirer dans le cercle antique des facultés humaines. Il veut le franchir ; il s’agite comme un aigle indigné contre les barreaux de sa cage. » Il renouvelle les sciences, il enfante des prodiges. Pourquoi cet esprit ne s’exercerait-il pas aussi sur les questions de l’ordre spirituel ? Nous-mêmes, croyans si fidèles et si attachés à la tradition, ne sommes-nous pas agités de cette même impatience qui secoue le mystère et veut donner plus de place à la pensée captive ? Parlez franchement : pouvez-vous lire l’Écriture sainte sans sentir souvent votre intelligence opprimée, sans éprouver le besoin de « tenter une sage exégèse ? » N’a-t-il pas été dit : Scrutez les Écritures ? Comprenez-vous le premier chapitre de la Genèse, où Dieu fit à nos premiers parens des habits de peaux ? Vous figurez-vous Dieu tuant des bêtes, les écorchant, et créant du fil et des aiguilles pour coudre leur dépouille et en faire des tuniques ? Croyez-vous à la tour de Babel, et qu’elle atteignît seulement la lune ? Est-ce que rien ne vous gêne dans l’Apocalypse, dans le Cantique des Cantiques, dans l’Ecclésiaste ? Quand « les étoiles tomberont sur la terre, » où les mettrez-vous ? Le Sauveur est-il réellement « monté au ciel et descendu aux enfers ? » Est-il réellement « assis à la droite du Père, » ainsi que l’a vu saint Étienne ? N’est-il pas clair que dans les livres saints, l’homme a parlé tantôt selon les idées de son temps, tantôt sous des figures mystérieuses ? Pourquoi donc ne pas « creuser ces abîmes de la grâce et de la bonté divine, comme on creuse la terre pour en tirer de l’or et des diamans ? »

Après avoir signalé ainsi, dans l’inquiétude de sa conscience chrétienne trop à l’étroit, une sorte de soulèvement involontaire, il regarde

  1. Nous n’avons point, dans notre premier travail 1er décembre 1858), assez insisté sur l’influence des théosophes, et en particulier de Saint-Martin, sur Joseph de Maistre. Le premier qui ait signalé cette influence est M. L. Moreau dans un ouvrage très intéressant, couronné par l’Institut et intitulé le Philosophe inconnu, Réflexions sur les idées de Saint-Martin le théosophe.