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au service. Son père nous aidait à couler au fond de l’eau les meules de chanvre, et Madeleine travaillait avec lui. Un jour il m’a fallu quitter mon champ, les bords de la Loire, la vie paisible et celle que j’aimais…

— Ce garçon-là doit savoir quelque chose de la fauvette bleue, pensa le docteur, et, s’adressant au jeune paysan : — - Vous avez encore trois ans à faire ?

— Hélas ! oui, trois longues années… Jamais je n’irai jusqu’au bout. Quand on a le mal du pays, on est mort longtemps avant d’être mis en terre !

— Mon pauvre garçon, reprit le docteur, il n’y a qu’un moyen de vous tirer de là : c’est de vous racheter…

— Avec quoi, monsieur ?…

— Avec de l’argent. Si vous en manquez, j’en ai un peu chez moi, quelques économies qui dorment dans un tiroir.

— Jamais je ne pourrais vous le rendre.

— Eh ! parbleu, je le sais bien ; aussi ne s’agit-il pas de vous prêter la somme dont vous avez besoin, mais de vous en faire présent. Voyons, venez un de ces matins chez moi, de bonne heure, car je suis matinal…

— Est-ce tout de bon que vous parlez ainsi ? demanda Jacques en fixant sur le docteur des yeux attendris.

— Tout de bon en vérité. En retournant chez moi ce soir, je jetterai deux mots dans l’oreille du vieux pêcheur, et je tâcherai de savoir ce qu’il pense.

— Mais enfin, monsieur Christian, c’est donc bien vrai que vous me rachetez ?

— Mon ami, répliqua le docteur, par de belles matinées comme celle-ci, on sent bouillonner dans son cœur je ne sais quelle sève qui nous porte à faire le bien…

— Et moi, répondit Jacques en pleurant, j’ai fait le mal en cherchant à me détruire. Plus l’homme est mauvais, plus Dieu est bon ! C’est lui qui vous a envoyé vers moi pour me sauver, et aussi pour me faire honte de ma lâcheté…

— Voyons, jeune homme, prenez mon bras, je vais vous reconduire chez vous. Désormais vous n’êtes plus soldat, c’est convenu. Je reviendrai vous voir. Il vous faut quelques jours de repos, entendez-vous ? Si l’on m’interroge, je répondrai que vous avez fait une chute, et c’est la vérité.

Le docteur se mit à marcher avec Jacques par les sentiers étroits de l’île, qui n’ont guère plus d’un pied de large, tant on a économisé le terrain. La maison habitée par les parens du jeune paysan était située en face du grand bras de la Loire. Sauf l’inconvénient d’être envahie par les eaux à l’époque des fortes crues, elle offrait, dans