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un train de sept forts bateaux lourdement chargés, tous attachés à la file et le plus grand en tête, à la différence des caravanes du désert, qui commencent par un âne pour finir par le plus haut des chameaux ; ils avançaient assez vite sous l’effort de leurs voiles immenses. Dans ce temps-là, on ne comptait que très peu de ponts sur la Loire, et les bateaux plats, parfaitement gréés, franchissaient en un jour des espaces de vingt lieues, pourvu que le vent soufflât d’une façon régulière.

La flottille arrivait donc, refoulant le courant et traçant un long sillon d’écume ; elle atteignait la hauteur de l’île de Béhuard, grave et solennelle dans sa marche, élevant ses mâts par-dessus les plus grands arbres, quand le petit bateau parti en éclaireur fit un signal, et aussitôt tout le train s’arrêta ; L’eau manquait entre deux grèves : pour aller au-delà, il fallait attendre une crue. Peu à peu les grandes voiles s’abattirent les unes après les autres ; les girouettes qui s’agitaient seules à la cime des mâts dépouillés semblaient autant d’oiseaux captifs se débattant dans les airs. Une ancre fut portée à la pointe de la grève, et les sept grands bateaux, retenus par un câble, s’alignèrent au milieu du fleuve.


III. — LES OREILLES DU BARBET

Ce train de bateaux était celui dont Jacques venait d’annoncer au docteur la prochaine arrivée. Il appartenait à maître Jean Vernaut, père d’Arsène Vernaut, qui s’arrêtait quelquefois devant l’île de Béhuard pour faire la cour à Madeleine. Fort, actif et intelligent, Arsène montait le petit bateau qui précédait la marche du train ; c’est lui qui piquait les balises dans le sable. Une fois que la flottille eut jeté l’ancre, il revint à bord, fit un peu de toilette, et se dirigea vers le village de l’île avec quelques-uns de ses compagnons. Après le rude labeur de la matinée, il était naturel que les mariniers allassent faire une station au cabaret ; ils y entraient au moment où le docteur sortait d’une ferme voisine, où il avait été prendre une jatte de lait. Dans ses excursions de botaniste et de naturaliste, le sobre docteur n’emportait souvent avec lui qu’un morceau de pain, et il se désaltérait avec l’eau des ruisseaux, ce qui surprenait grandement les gens du pays de la part d’un homme qui, selon leur naïve observation, avait si beau moyen de bien vivre.

Allègre et souriant, le docteur se mit en devoir de regagner sa demeure. Quand il arriva du côté de l’île qui fait face à la rive droite de la Loire, Il aperçut le bateau du pêcheur Léonard qui stationnait à une assez grande distance en aval du point où il espérait le trouver. C’était pour lui quelques centaines de pas de plus à marcher le long des haies fleuries ; mais Madeleine, qui retournait au