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sommes ici dans la région du monstrueux, et qu’il est impossible de faire soupirer les cétacés commet des amoureux de Racine. Nous étendrons cette observation au volume tout entier. Quelques bizarreries qu’on y trouve, elles n’égalent pas encore les bizarreries de la réalité qu’elles s’efforcent de peindre, et les images de M. Michelet sont moins surprenantes que les formes et les mœurs des populations de la mer.

L’impression dernière que laisse le livre est une impression de tristesse morne et de poétique épouvante. Les mots par lesquels l’auteur a terminé sa description de la tempête reviennent à l’imagination et la laissent atterrée. « Monstres, que me voulez-vous donc ? N’êtes-vous pas soûls des naufrages que j’apprends de tous côtés ? Que demandez-vous ? — Ta mort et la mort universelle, la suppression de la terre et le retour au chaos ! » Cette mère de toute vie n’est pas une alma mater, une bonne et complaisante nourrice comme notre terre ; elle apparaît comme une marâtre, envieuse de la vie qu’elle enfante, pis encore, comme la figure de l’inéluctable destin, comme la messagère et le tout-puissant ministre du néant, devenu le souverain du monde. Nul ministre mieux choisi, car, puissante pour créer, elle est incomparable pour détruire, et ce qu’elle a mis des siècles à édifier, elle peut le renverser en quelques heures. Ainsi notre existence et celle de l’humanité tout entière n’existent que par la permission d’un élément aveugle et fatal. Voilà qui agrandit beaucoup les horizons de la mélancolie. Nous perdons jusqu’à cette consolation dérisoire que nous trouvons à nous représenter l’humanité comme éternelle, jusqu’à cette espérance métaphysique de l’immortalité de l’espèce que nous aimons à mettre en contraste avec les destinées éphémères de chacun de nous. Cette immortalité collective, déjà si abstraite et si près du néant, disparaît elle-même, et l’humanité tout entière ne pèse pas plus que le simple individu. Est-il donc vrai qu’un jour peut-être l’espèce humaine aura disparu, et avec l’espèce toute cette vie morale et idéale qu’elle avait créée si glorieusement, et qu’elle croyait avoir douée d’immortalité ? Histoire, civilisations, religions, poésies, systèmes philosophiques, tout cela ne sera plus qu’un rêve, que dis-je ? moins qu’un rêve, puisqu’il ne restera plus un seul témoin pour en conserver le souvenir ? Et la destruction elle-même ne triomphera pas, car elle ne saura rien de sa victoire. La vie de notre globe solide s’est dissipée comme une bulle de savon aux couleurs irisées, et la mer, ne trouvant plus de résistance, n’a plus de colères ; sa voix triomphante s’éteint, et il ne reste plus qu’une masse liquide traînant éternellement ses flots muets dans des solitudes sans rivages, au-dessous de cieux dépeuplés.


EMILE MONTEGUT.