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REVUE. — CHRONIQUE.

demande comment il est possible qu’une fable absurde comme celle qui se déroule devant vous ait pu être acceptée par le compositeur d’abord, par le directeur ensuite, et par les trente ou quarante personnes qui prennent part à l’exécution. On sort du théâtre accablé d’ennui et confondu que tant d’inepties et de fadaises puissent être représentées devant le public de Paris. Huit jours après, vous voyez une autre pièce avec accompagnement de musique qui vous donne le vertige en vous précipitant encore plus bas dans l’empire de la stupidité et de l’effronterie. Je ne croyais pas qu’on pût imaginer quelque chose de plus niais, de plus monotone et de plus usé que le libretto des Pêcheurs de Catane, mais depuis j’ai vu Barkouf

Le sujet des Pêcheurs de Catane est, à vrai dire, emprunté au charmant récit de M. de Lamartine connu sous le nom de Graziella ; mais on ne peut s’imaginer ce que les auteurs du libretto ont fait de la création du poète. Une jeune fille niaise, qui est restée orpheline, est recueillie par une pauvre famille de pêcheurs, où elle s’éprend d’un sot amour pour un bellâtre qui se nomme Fernand, officier dans l’armée espagnole, et qui appartient à une grande famille de son pays. Nella trouve dans la maison des pauvres pêcheurs, qui est devenue la sienne, un fils, Cecco, avec qui elle est élevée, et qui conçoit pour sa compagne d’enfance une passion discrète et noble qu’il n’ose lui avouer que fort tard, alors que Nella, se croyant trahie par Fernand, veut entrer dans le couvent de l’Annonciade. Elle y entre en effet, et après un an de noviciat elle sort de ce couvent et recouvre sa liberté pendant trois jours avant de prononcer des vœux irrévocables. C’est pendant ces trois jours de liesse, de danses et de tarentelles, que Nella lutte entre l’amour qu’elle a pour Fernand et l’affection profonde que lui témoigne son compagnon d’enfance Cecco, qui se décide à lui avouer tout ce qu’il a dans le cœur. Après une succession de scènes les unes plus niaises que les autres, Nella, qui apprend que Fernand va épouser sa cousine Carmen, devient folle et expire longuement sous les yeux du public fatigué de tant de lieux communs qui traînent sur tous les théâtres depuis trente ans.

C’est Lucie, c’est la Muette, c’est tout ce qu’on voudra avec l’inévitable chœur à boire, avec la ballade, la tarentelle au clair de la lune, avec les apparitions mystérieuses, les ballerines et les tableaux vivans copiés des vieilles gravures qui reproduisent les joyeusetés des peuples du midi au siècle dernier. Il est grand temps que cela finisse, et que la poétique des faiseurs de libretti d’opéras change de fond en comble. Tout le monde est fatigué de ces canevas misérables, écrits sans style, sans goût et sans logique, représentant une succession de scènes plaquées qu’aucun lien intime ne rattache les unes aux autres ; chacun trouve insupportables ces types usés, ces fades amours relevées par les lazzis glacés d’un bouffon stéréotypé, et ces péripéties de mélodrame qui sont plus l’œuvre du machiniste que celle du poète. Oui, je partage l’opinion émise récemment par M. Richard Wagner au sujet de ces poèmes d’opéras qui ne peignent que des situations matérielles, que des groupes sans vie, que des personnages sans âme et sans originalité, et qui n’offrent au compositeur qu’un thème banal pour exercer sa bravoure et celle des chanteurs qui doivent interpréter sa pensée. On se demande toujours, après la représentation d’un opéra nouveau, comment un compositeur de mérite a pu accepter la pièce qu’il a mise en musique, et perdre un