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surtout, ce fut l’esprit, le talent, l’attitude, la gloire de l’écrivain qui était alors la plus haute personnalité littéraire de l’Europe. Dans l’interrègne de Voltaire à Chateaubriand et de Rousseau à lord Byron, Goethe et Schiller n’ayant pas encore été révélés à la société européenne, il n’y avait pas un poète dont on pût opposer le nom au nom de Victor Alfieri. Alfieri mort, le nom restait toujours attaché par des liens indissolubles à celui de la comtesse d’Albany. En somme, elle avait peu perdu ; l’ombre du poète habitait toujours sa demeure, et ce que le poète en sa misanthropie intraitable lui avait si durement refusé, l’ombre complaisante allait le lui accorder libéralement. Absent, puisque la mort l’a voulu, mais toujours présent par le souvenir qu’il a laissé, par les hommages qu’on lui prodigue, c’est Alfieri qui va présider les salons de la comtesse d’Albany.

Tel est le débat qui s’est produit ; je l’indique en passant, puisqu’il le faut, et je poursuis mon chemin au plus vite. Parmi toutes ces opinions et tous ces récits contradictoires, il y a un seul point que nous sommes heureux d’établir, parce qu’il est humainement honorable, c’est celui-ci : le culte de la mémoire du poète va être entretenu par la comtesse avec un soin religieux ; laissons tout le reste dans une ombre douteuse. C’est déjà bien assez que Mme d’Albany, par son insouciance de l’opinion, ait paru la braver. En cela surtout elle est bien la fille de l’incrédulité, aristocratique de son temps. Nous l’avons jugée au nom d’une morale plus haute ; ne voyons plus désormais dans sa vie que ce qu’elle eut de noble et de respectable. Alfieri avait dit en son testament : « Je donne tous mes biens meubles et immeubles, or et argent, livres et manuscrits, à la comtesse Louise d’Albany, née princesse de Stolberg, veuve du comte d’Albany Stuart, décédé à Rome au mois de janvier 1788. » Et il avait ajouté à ces paroles des dispositions particulières relatives à la publication de ses œuvres inédites. Mme d’Albany était chargée de décider si ces œuvres devaient voir le jour ; dans le cas où elle aurait désiré qu’elles ne parussent pas, Alfieri la priait seulement de les faire anéantir en sa présence, excepté toutefois les Satires, le Misogallo, la tragédie d’Abel et les Poésies lyriques. La comtesse s’empressa de publier ces précieux manuscrits, et elle n’oublia pas cette Vie d’Alfieri où elle était célébrée avec un si poétique enthousiasme. Dès le printemps de l’année 1804, elle fait venir à Florence le vieil ami d’Alfieri, l’excellent abbé de Caluso, et lui confie le soin de mettre les manuscrits en ordre ; Fabre se joint à l’abbé pour ce travail, et secondés tous deux par François Tassi, qui avait ’été dans les derniers temps un secrétaire, on pourrait presque dire un collaborateur si dévoué pour Alfieri, ils ne tardent pas à mener l’œuvre à bien. L’impression commença cette année même, chez le typographe