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du dominateur de l’Europe. On eût dit qu’une étincelle de l’âme irritée du poète avait passé dans l’âme du statuaire.

Sur le socle du sarcophage, la comtesse d’Albany a fait graver cette inscription en lettres monumentales : Victorio Alferio Aslensi Aloisia e principibus Stolbergis Albaniœ comitissa M. P. C. an. MDCCCX. Ainsi ce n’était pas seulement la gloire d’Alfieri, c’était aussi l’amour du poète et de la comtesse qui était consacré dans ce monument. Si les faits dont nous parlions tout à l’heure étaient admis sans contestation, il faudrait s’écrier : Étrange contradiction chez Mme d’Albany entre les actes publics et la conduite privée ! étrange contradiction, en apparence au moins, mais en même temps logique naturelle des sentimens secrets qu’on lui attribue ! Infidèle, dit-on, à l’amour d’Alfieri, elle est fidèle au culte de sa gloire, car elle a besoin que la grande ombre du poète, évoquée sans cesse dans ce lieu même où un autre le remplace, préside ces brillantes réunions littéraires auxquelles va être conviée l’élite de l’Europe.


X

Mme d’Albany, qui avait accueilli avec joie l’établissement du consulat, ne tarda point à concevoir d’autres sentimens sous l’empire. Les hôtes qui fréquentaient son salon, les amis éloignés avec lesquels elle entretenait une correspondance active, étaient tous fort opposés à cette puissance dictatoriale que la France de 1799, abaissée par tant de terreurs successives, avait si facilement abandonnée à un capitaine victorieux. Celui qu’on avait salué d’abord comme un libérateur était devenu un maître. L’éblouissant génie du conquérant n’aveugla point les esprits libéraux, qui, satisfaits sans doute de voir un terme aux maux passés, voyaient des maux d’un autre genre, des maux plus profonds, plus durables, plus difficiles peut-être à guérir, inoculés à la France nouvelle par un despotisme que consacraient le génie et la gloire. On sait ce que fut pendant cette période la petite colonie de penseurs ingénieux, d’observateurs clairvoyans et sévères groupés autour de M0"5 de Staël ; on ignore généralement que le salon de Mme d’Albany à Florence eût le même caractère et joua souvent le même rôle que le salon du château de Coppet. Il n’y a pas un mot sur ce curieux épisode dans les deux volumes de M. de Reumont ; les documens que nous fournit la bibliothèque du musée Fabre nous permettent de combler cette lacune et de restituer une page de l’histoire littéraire, politique et sociale au commencement de notre siècle.

Parmi les hôtes de Coppet, parmi les plus dévoués amis de Mme de Staël, il en est deux qui furent aussi les amis, les admirateurs et,