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«… Nous avons eu à Coppet M. Werner, le poète tragique, auteur de Luther, de Wanda, d’Attila, l’un des hommes enfin les plus distingués de l’Allemagne. J’aurais beaucoup désiré vous le faire connaître, et si, comme il en a l’intention, il va dans une année en Italie, je ne manquerai pas de vous l’adresser. C’est une chose si digne d’observation que la poésie mystique, qui a pris complètement le dessus en Allemagne, et qui tient désormais toute cette nation dans un somnambulisme perpétuel, qu’on est heureux de pouvoir la juger dans son principal prophète. Werner est un homme de beaucoup d’esprit, de beaucoup de grâce, de finesse et de gaieté dans l’esprit, ce à quoi il joint la sensibilité et la profondeur, et cependant il se considère comme chargé d’aller prêcher l’amour par le monde. Il est, à votre choix, apôtre ou professeur d’amour ; ses tragédies n’ont d’autre but que de répandre la religion du très saint amouv, et elles doivent réussir, car c’est la plus admirable versification qu’on ait encore vue en Allemagne, et une imagination si riche et si neuve, qu’en dépit de sa bizarrerie elle commande l’admiration. L’autre jour, je l’entendais qui dogmatisait avec un Allemand très raisonnable, homme d’âge mûr, que M. de Gérando connaît fort, le baron de Voght. « Vous savez ce que l’on aime dans sa maîtresse ? » dit Werner. Voght hésitait et ne savait pas trop ce qu’il devait nommer. « C’est Dieu ! » poursuit le poète. « Ah ! sans doute, » reprend Voght avec un air convaincu. »


Zacharias Werner alla voir Mme d’Albany à Florence, et quoiqu’il ne voulût faire qu’une visite encourant, on sut bien l’y retenir. La comtesse, par un sentiment d’émulation, aimait à étudier les hôtes de Mme de Staël. Sismondi, tout étonné de ne pas voir revenir le prophète de l’amour, écrivait quelques mois après : « Werner est donc toujours à Florence ? Je croyais qu’il ne faisait qu’y passer. C’est un homme d’un fort grand talent et aussi un très bon homme. C’est dommage qu’il soit absolument fou. S’il a appris quelque autre langue que la sienne, il doit vous amuser par son originalité. »

Un autre ami de Mme de Staël que Sismondi a très finement apprécié dans ses lettres, et qui alla plus d’une fois de Coppet à Florence, c’est M. de Bonstetten. Un écrivain suisse, M. Aimé Steinlen, a publié récemment une étude intéressante sur ce charmant esprit ; il a puisé avec goût dans sa correspondance inédite, et le spirituel patricien de Berne, le pèlerin du Latium, le voyageur aux pays du nord, l’ami de Corinne et de Jean de Müller, a repris dans les lettres françaises la place originale qu’il occupait déjà dans la littérature allemande. Si M. Aimé Steinlen avait connu les lettres de Sismondi à Mme d’Albany, il aurait pu ajouter plus d’un trait à la physionomie de ce mobile personnage. Voici ce que disait un des plus intimes confidens de Bonstetten à une époque où l’auteur applaudi du Voyage dans le Latium venait de publier ses Recherches sur la nature et les lois de l’imagination. Le peu de succès de ce livre n’avait