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trois quarts qu’on ne peut pas dire, les lettres les plus pleines et les plus détaillées ne sont guère moins loin d’être l’expression du cœur que ces simples adresses. Il y a plus d’intimité, plus de correspondance de l’âme dans ce qu’une lettre fait penser, que dans ce qu’elle dit. J’ai le sentiment que vous souffrez et que je souffre, que vos vœux et vos pensées sont tournés vers le même pays que moi, que les mêmes gazettes vous font les mêmes impressions, que les mêmes malheurs, les mêmes boucheries vous glacent du même effroi. Nous sommes d’accord, la parole elle-même y ajouterait peu de chose, l’écriture n’oserait en approcher ; mais il y a à présent un tel poids de douleur et de souffrance pour chaque individu, que la pensée sous cette oppression ne peut plus garder de liberté.

« Quand j’aurai écarté ces nuages noirs, si j’y réussir, je vous parlerai des ouvrages de votre illustre ami, et surtout de ses satires, puisque c’est, je crois, après la tragédie, le genre d’écrits dans lequel il a montré le plus de talent. Il avait ce degré d’amertume que donne une indignation vertueuse et cette poignance d’expression, cette brièveté dans la force, qui rendent la satire d’autant plus brillante que ce mérite est plus rare dans la langue italienne.

« Vous avez lu sans doute les Martyrs, c’est -la chute la plus brillante dont nous ayons été témoins, mais elle est complète, les amis mêmes n’osent pas le dissimuler, et quoiqu’on sache que le gouvernement voit avec plaisir ce déchaînement, la défaveur du maître n’a rien diminué de celle du public. La situation de Chateaubriand est extrêmement douloureuse ; il voit qu’il a survécu à sa réputation, il est accablé comme amour-propre. il l’est aussi comme fortune, car il n’a rien, il ne tient aucun compte de l’argent, et il a dépensé sans mesure ce qu’il comptait de gagner par cet ouvrage, qui au contraire achève de le ruiner. J’en ai une pitié profonde ; c’est un si beau talent mal employé. C’est même un beau caractère, qui, à quelques égards, s’est démenti. Comme il n’est rien qu’avec effort, comme il veut toujours paraître au lieu d’être lui-même, ses défauts sont tâchés comme ses qualités, et une vérité profonde, une vérité sur laquelle on se repose avec assurance n’anime pas tous ses écrits. Ainsi on assure qu’il est très indépendant de caractère, qu’il parle avec une grande liberté et un grand courage ; cependant il y a dans les Martyrs des passages indignes de ces principes, il y en a où il semble avoir cherché des allusions pour flatter. Il a pris la servilité pour le caractère de la religion, parce qu’il a appris cette religion, au lieu de la sentir.

« Nous sommes à présent réunis à Coppet. Mme de Staël a auprès d’elle tous ses enfans, mais l’aîné est sur le point de partir pour l’Amérique, il va reconnaître les terres qu’ils y possèdent et prendre des arrangemens pour le voyage de sa mère elle-même, car celle-ci veut dans une année chercher la paix et la liberté au-delà de l’Atlantique. Il m’est impossible de dire tout ce que je souffre de cette perspective et combien je suis abîmé de douleur en pensant à la solitude où je me trouverai. Depuis huit ou neuf ans que je la connais, vivant presque toujours auprès d’elle, m’attachant à elle chaque jour davantage, je me suis fait de cette société une partie nécessaire de mon existence : l’ennui, la tristesse, le découragement m’accablent dès que je