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faire de projets, sans renoncer à ceux qu’elle a faits, car ce serait presque disposer de l’avenir que d’en effacer ce qu’elle y avait mis précédemment. Elle me confond tous les jours davantage. Je n’aurais jamais espéré ce repos d’esprit qu’elle a trouvé, je n’aurais su quel conseil lui donner pour l’atteindre, et il m’étonne si fort que je ne sais comment compter sur sa durée, » Repos factice, gaieté fiévreuse ! l’ami rassuré trop vite aurait eu grand tort de compter sur la résignation prolongée d’une telle âme. Les paroles que je viens de citer sont du mois de février 1811 ; Sismondi écrivait au mois d’octobre suivant :


« L’intérêt que vous voulez bien accorder à notre colonie de Coppet m’a fait différer de courriers en courriers de répondre à votre aimable lettre, parce que je voulais vous donner des nouvelles de mon amie, et que depuis longtemps je la crois à la veille de prendre une grande résolution ; mais le temps passe, les événemens s’accumulent, les circonstances se compliquent, et il est plus difficile que jamais de prendre un parti. Depuis longtemps, sa situation me paraît si embarrassée que je m’interdis absolument de lui donner un conseil, puisqu’à tous je vois la plus grande responsabilité attachée ; je raffermis dans celui qu’elle embrasse, je tâche de lui donner du courage, mais lorsqu’elle l’abandonne d’elle-même pour un autre, je ne lutte point, de peur d’augmenter son irrésolution. Cependant cet état de doute est moins pénible pour elle qu’il ne serait pour bien d’autres. Hier encore, elle disait avec joie : « Eh bien ! Dieu merci, j’ai encore trois semaines avant de devoir prendre un parti. » Elle a demandé un passage sur la frégate qui a apporté le dernier ambassadeur d’Amérique, et qui doit probablement repartir dans un mois ou six semaines ; le ministre de la police y a consenti, l’ambassadeur aussi, mais il faut attendre l’assentiment du capitaine, peut-être celui de l’empereur… »


On voit que, jusqu’au dernier moment, Mme de Staël a eu l’idée de chercher un refuge dans le Nouveau-Monde. N’y cherchait-elle que cela ? Le souvenir de Chateaubriand ne se mêlait-il pas ici à des préoccupations toutes différentes ? N’y avait-il pas encore chez ce vaillant esprit un sentiment d’émulation littéraire au milieu des plus cruelles angoisses ? Elle eût certainement rapporté de la patrie de Washington maintes choses auxquelles n’avait pas songé l’illustre auteur d’Atala, et peut-être, si elle eût accompli ce projet, faudrait-il aujourd’hui citer son nom à côté du nom d’Alexis de Tocqueville. Elle se décida enfin pour une autre direction : elle était trop attachée par mille habitudes, par mille affections (j’emploie les termes de Sismondi), à cette contrée de boue qui était autrefois la brillante Europe. Le 22 mai 1812, Mme de Staël partit secrètement pour l’Autriche, avec l’intention de passer en Russie et en Suède. Sismondi, qui, soit de Genève, soit de Pescia, écrit pour Mme d’Albany le journal de la colonie de Coppet, s’empresse de lui transmettre les nouvelles si impatiemment, si douloureusement attendues.