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le bonheur. » Je n’ai pas besoin sans doute d’expliquer pourquoi ces paroles me reviennent à la pensée au moment où vous résumez ma propre opinion sur l’étrange destinée de Mme d’Albany ; là aussi, malgré ses égaremens, l’héroïne a fini par atteindre au bonheur. Faut-il dire cependant avec Goethe : Ne cherchez pas ici de leçons, il n’y aura pas de morale dans ce tableau, il ne saurait y en avoir ; la vie humaine comme la nature produit un enchaînement de faits, et les idées que nous croyons y découvrir ne sont que les créations de notre intelligence ? Faut-il dire, en appliquant ce principe à la destinée de Mme d’Albany : Cette destinée est un fragment de l’histoire générale d’une époque ; la veuve de Charles-Edouard est une fille du XVIIIe siècle ; par ses qualités et ses défauts, elle représente la société de son temps ? Non certes ; ce serait faire trop beau jeu à ceux qui nient la volonté, qui vivent au gré d’une faculté ou d’une passion maîtresse et qui se laissent aller à la dérive, emportés par tous les vents du ciel. Ce qui manque à cette existence, c’est précisément ce point central dont Goethe se passe si aisément. Vous avez raconté avec impartialité la vie de la comtesse d’Albany ; vous avez dit ce qui peut excuser ses fautes, et vous avez montré aussi ce qui a fini par les voiler. Jeune, elle est intéressante lorsqu’elle est comprimée par un époux brutal ; le jour où elle s’abandonne elle-même, elle perd nos sympathies ; enfin, devenue vieille et les passions une fois apaisées, nous l’avons retrouvée bonne, aimable, spirituelle, capable d’amitiés sérieuses. Et pourtant c’est là un tableau qui est loin de satisfaire la pensée. On peut commettre des fautes et les racheter, tomber et se relever. C’est dans ce sens que le divin Maître protège la femme qui a failli. Son indulgence veut dire : « Relève-toi ! » L’effort après la chute, n’est-ce pas la condition même de l’homme ? Mme d’Albany s’est contentée d’une existence passive ; rien n’y rappelle l’héroïque pénitence de Mme de Longueville, la douloureuse passion de Mlle de Lespinasse, le spiritualisme généreux de Mme de Staël. Quand on la voit, au milieu de ces erreurs que la souffrance, peut seule ennoblir, arranger si commodément sa vie, il faut bien conclure comme Chateaubriand qu’il y a là quelque chose de commun. On est toujours tenté de lui dire avec le poète :


Vous n’avez point aimé, vous n’avez point souffert !


Et c’est ce mot qui la condamne. L’intérêt de sa biographie est dans les dramatiques circonstances que le hasard y a rassemblées, dans le nombre et l’importance des personnages que la destinée a placés sur sa route ; il n’est pas dans son action personnelle. Avant tout, il faut vivre, aimer, combattre, faire preuve enfin d’énergie morale par la souffrance ou le repentir. Quand cet intérêt n’existe point, on